Chronique PRESS ST[ART] n°5
Article paru dans le n°5 de Gaming (mars 2004)
  Ca va émerger, mec !

Je fixe une grenade bleutée sur la tourelle miniature d'où un petit extraterrestre me tire dessus. Boum, celle-ci s'envole en tournoyant, ce qui projette l'alien dans un abîme adjacent. Miraculeusement, la tourelle atterrit à l'endroit, au bord du précipice, en équilibre instable. Je pivote vers la droite, poursuit le combat. Plus personne. Prudent, je me tourne à nouveau vers la tourelle. Elle a trouvé un nouvel occupant, qui s'est faufilé à l'intérieur pendant que je regardais ailleurs. Le canon est pointé vers moi. Je suis à quelques mètres de la tourelle. Intuitivement, je cours vers elle et la pousse à l'aide de mon arme. La tourelle vacille, glisse lentement vers le précipice, tombe, et disparaît progressivement dans le vide. J'aurais pu imaginer le cri d'incrédulité du pauvre nabot de l'espace, mais j'étais trop occupé à rire, absolument ébahi par la perfection et l'intelligence de conception qui avaient rendu possible ce grand moment de jeu vidéo, à la fois délicieusement surprenant et impeccablement logique.

Je venais, une fois de plus, de faire l'expérience, dans le décidément incontournable Halo, de ce que les anglo-saxons ont conceptualisé sous l'expression hype d'emergent gameplay. De quoi s'agit-il ? D'un type de gameplay où l'univers de jeu est fondé sur un ensemble cohérent de systèmes interdépendants (intelligence artificielle, moteur physique, moyens d'interaction et de déplacement, architecture…), qui autorise et produit un nombre énorme voire infini de situations, de solutions à des problèmes et/ou de sous-règles, lesquelles n'ont pas forcément été prévues par le game designer. Par exemple, au lieu de ne pouvoir activer un interrupteur qu'en y posant telle pierre (solution prédéterminée), le joueur pourra utiliser n'importe quel élément ayant un poids suffisant (solution ouverte -voir cet article).

Le pionnier de l'emergent gameplay, Exile (BBC, 88 ; Voir le premier Hors-Série Retro du mag anglais Edge, p. 100), n'ayant pas eu le succès commercial et l'influence conceptuelle qu'il méritait, il a fallu attendre des jeux importants comme les GTA, les Deus Ex, Half-Life, F-Zero X, Black and White, Les Sims ou, donc, Halo pour que cette forme révolutionnaire de jeu vidéo essaime, arrive à maturité et se popularise au point de devenir une véritable tendance créative et marketing (voir les futurs Far Cry, Cold Winter ou Flat-Out). Reste maintenant à mettre en œuvre cette vision vivante et flexible de l'interactivité dans les domaines de la narration, du graphisme ou du son. Les gameplay de GTA ou Halo provoquent certes, continuellement, une profusion de mini-histoires inopinées (une poursuite chaotique avec la police, un soldat qui part affronter un tank seul et se fait tuer…), mais celles-ci restent peu complexes et ne vont pas au-delà d'un équivalent interactif et prodigieusement stimulant du meilleur cinéma d'action (ce qui n'est déjà pas mal). On compte donc sur le monumental Fable des frères Carter et sur le Unity de Jeff Minter -qui promet d'être un croisement inédit entre Rez, un rhythm game et un kaléidoscope musical- pour nous montrer enfin ce que peuvent être une narration et un trip audiovisuel authentiquement interactifs.