Chroniques cinéma
Articles parus dans les n°13, 14 et 15 de Score (octobre, novembre et décembre 2005)
 

A HISTORY OF VIOLENCE
De David Cronenberg

Lors du braquage à main armée de sa cafétéria, un père de famille, Tom Stall, sauve une employée en tuant ses deux agresseurs. L'événement fait la Une, Stall devient un héros local. Et s'attire la colère de la mafia irlandaise, qui le confond avec un autre… Cronenberg compose une série B d'une superbe facture classique (limpidité, puissance de la mise en scène et de la narration) où il subvertit ce que l'on pouvait attendre du genre et du thème apparents. Ici, pas de bon citoyen défendant les siens contre de vilains rebuts, pas de discours magistral sur les failles et la violence de la société US. Le film, gigogne et équivoque, part d'un quotidien idéal pour se muer à la fois en thriller, en chronique sur la désagrégation d'un couple, d'une famille et d'un masque social, et en récit archétypal habité d'images très fortes (les scènes d'action sèches, rapides, sidérantes, scandées de brefs gros plans sur les visages atrocement déchiquetés par les coups), parfois presque primitives, symboliques (le lac). Sans lourdeur, mais avec assez de force d'évocation pour questionner, Cronenberg frôle une multitude de thèmes (l'identité, la nature profondément pulsionnelle de l'être humain, l'opacité de l'autre, la difficulté de changer, le passé qui sourd puis ressurgit brutalement dans le corps…). Simple et inépuisable, directe et fuyante, inquiétante et drôle, divertissante et hantée... L'on n'est pas prêt d'en avoir fini avec cette histoire-là.


TROIS ENTERREMENTS
De Tommy Lee Jones

Le cadavre enterré d'un mexicain est découvert près de la frontière. Devant l'inaction de la police, son meilleur ami décide de trouver et faire payer le meurtrier… Pour sa deuxième réalisation, Tommy Lee Jones signe, plutôt qu'un film de vengeance, un hommage texan, singulier et doux-amer à l'humanisme et l'ampleur des grands westerns fordiens. Les personnages principaux, pures figures au début de l'histoire (le shérif pourri, le garde-frontière rustre et violent, sa femme cruche et passive…), dévoilent progressivement des fêlures, des nuances voire changent totalement, sans jamais être jugés par Jones et son scénariste Guillermo Arriaga (l'auteur de 21 GRAMMES). L'assassin est ainsi forcé d'entreprendre un véritable voyage initiatique et rédempteur à travers le désert, mis en valeur par la beauté classique de la mise en scène, par les détours du scénario et par le pittoresque parfois drolatique des situations (voir les séquences avec le cadavre, qui montrent la mort, la putréfaction si frontalement qu'elles en acquièrent une touchante étrangeté, à la fois réaliste et mystique). Autant de signes d'une vraie personnalité de cinéaste, dont on attend maintenant avec intérêt la confirmation.


DARSHAN – L'ETREINTE
De Jan Kounen

L'histoire est connue : après avoir éprouvé le chamanisme en Amazonie (connaissance ancestrale qui explore les inconscients individuel et collectif par les sens, là où la psychanalyse le fait par le langage), Jan Kounen revient transformé, pense un temps arrêter le cinéma, décide de transcrire longuement ses visions dans BLUEBERRY, puis réalise un excellent documentaire sur le sujet, D'AUTRES MONDES. Kounen continue aujourd'hui ses pérégrinations mystiques avec DARSHAN, portrait contemplatif d'une femme surnommée Amma. Maître hindou, elle a donné son étreinte rituelle et bienveillante à un total d'une vingtaine de millions de personnes dans des séances pouvant durer jusqu'à vingt heures. Elle dirige surtout une ONG humanitaire et caritative d'une importance considérable. Logiquement, Kounen se positionne davantage en artiste qu'en pédagogue ou en journaliste. Il préfère montrer qu'expliquer. Parfois, il en traduirait presque, dans un langage purement cinématographique (un lent travelling dans un couloir, qui s'ouvre sur un balcon derrière lequel se déploie la beauté contrastée de l'Inde), l'expérience de la transcendance -d'une réalité au-delà de la matière et des mots. Belle réussite, hypnotique, même si le film aurait sûrement beaucoup gagné en force s'il avait été plus court et plus riche en informations.


FACTOTUM
De Bent Hamer

"Les gens vivaient en deçà d'eux-mêmes, les gens étaient prudents, les gens étaient tous pareils. L'horreur, ce n'est pas la mort mais la vie que mènent les gens avant de rendre leur dernier soupir", disait Charles Bukowski. Inspiré par le roman homonyme et quelques autres textes de l'auteur, FACTOTUM suit la trajectoire d'un papillon ivre, Hank Chinaski, précisément déterminé à ne pas être comme ces gens-là. Dirigé par le réalisateur norvégien Bent Hamer (KITCHEN STORIES), Matt Dillon interprète Chinaski avec une présence, une drôlerie et un naturel mémorables. Personnage désinvolte, alcoolique, joueur qui passe d'un boulot minable à un autre, d'un hôtel à un autre, d'une fille à une autre dans l'Amérique des années 50-60, il ne cesse d'écrire des nouvelles qui ne font qu'un avec son style de vie, et qu'il envoie à des journaux qui ne les publient jamais. Très respectueux de l'esprit de l'œuvre de Bukowski, FACTOTUM s'applique néanmoins à faire de Chinaski un personnage suffisamment humain pour être attachant voire susciter l'identification. Sa marginalité, sa liberté, plutôt que nihilistes, sont optimistes. "Si vous tentez le coup, allez-y à fond. Ou n'essayez même pas", affirme Chinaski en voix-off à la fin du film. L'idée pourra sembler banale. Incarnée, représentée par la moindre action de Dillon, elle prend une force dingue.


LORD OF WAR
D'Andrew Niccol

Yuri est trafiquant d'armes clandestin. Bientôt marié et père de famille, il mène une double vie, entre achat et vente de produits, fréquentation de dictateurs, filature par Interpol et tiraillements intérieurs... Andrew Niccol (BIENVENUE A GATTACA, THE TRUMAN SHOW) et son producteur ont dû se battre pour financer LORD OF WAR, refusé par Hollywood dans le contexte très défavorable de la deuxième guerre en Irak. Le film n'épargne en effet personne, de la Guerre Froide à nos jours : Etats (à commencer par les USA), individus, organisations… LORD OF WAR constitue un miroir éloquent et ironique tendu devant les ambiguïtés humaines (Yuri connaît les conséquences ultimes de ses actes, tout en niant toute responsabilité dans l'utilisation qui sera faite de sa marchandise). Il évoque puissamment l'inéluctabilité d'une mécanique aux rouages invincibles car interchangeables ("Même si j'arrête, quelqu'un d'autre me remplacera", affirme en substance Yuri). Il étudie un sujet peu abordé sous une forme à la fois digeste, foisonnante et hautement documentée, parfois choc (voir le plan-séquence virtuose qui sert de générique au film, déjà promis à être cité partout : la caméra se colle à une cartouche pour en suivre le parcours, de sa fabrication à sa projection en pleine tête d'un jeune combattant). Hélas, quelques conventions dramatiques, rebondissements attendus et personnages clichés, en décrédibilisant et affadissant l'action, amoindrissent considérablement l'impact d'un propos susceptible, malgré tout, de laisser une empreinte durable dans la conscience collective.