Quand le jeu vidéo se fait des films
Article paru dans le n°14 de Score (novembre 2005)
 

Mine de rien, l'influence du ciné sur le jeu vidéo ne date pas d'hier. Et prend de nombreuses formes. Petit historique plein d'aliens, de monstres, d'action et de gens importants.




1972
PONG
BIP, BIP
(sur Arcade)

Difficile de trouver un point commun entre le cinéma et deux bâtons qui se renvoient une balle en noir et blanc. Normal : il n'y en a pas. PONG évoque plutôt une sorte de sport, représenté sous forme de son et d'image sur un écran de télé, et pratiqué grâce à un bidule en plastique avec des boutons. Mais le jeu vidéo ne va pas en rester là…




1983
DRAGON'S LAIR
CA CARTOONE
(sur Arcade)

Don Bluth, ex animateur et réalisateur chez Disney (puis auteur du grandiose BRISBY ET LE SECRET DE NIMH), invente le genre du "film interactif" avec son jeu d'arcade DRAGON'S LAIR, sur LaserDisc. Il s'agit en fait d'un vrai dessin animé, où la quête d'un chevalier parti au secours de sa princesse s'interrompt si le joueur échoue à presser rapidement le bon bouton, selon des instructions qui s'affichent sur l'écran par intermittence. Très limité, très culte et très prémonitoire de la folie multimédia qui gagne le jeu vidéo dix ans plus tard avec NIGHT TRAP.




1987
MANIAC MANSION
HORROR SHOW
(sur Commodore 64)

La première aventure graphique développée par LucasArts, le studio du père de STAR WARS, constitue autant un jeu qu'une comédie délirante qui rend hommage aux séries B d'horreur. Personnages tarés (dont un tentacule vert géant !), multiples choix narratifs, interface simplissime à la souris : c'est loin d'être la première fois qu'un jeu vidéo raconte une histoire, mais cette fois-là est mémorable.




1990
ANOTHER WORLD
REVOLUTION FRANCAISE
(sur Amiga)

Entièrement créé en solo par un jeune prodige, Eric Chahi, vivant encore chez ses parents, ANOTHER WORLD s'ouvre sur une invraisemblable introduction animée découpée comme un film : travaillant sur un accélérateur de particules soudainement frappé par la foudre, le héros est transporté dans un monde parallèle hostile. Mise en scène sophistiquée employant ingénieusement la profondeur de champ pour faire naître une atmosphère ou un suspense, élégance de l'animation, direction artistique superbement cohérente : ce titre pionnier triomphe dans le monde entier, et le JT français invite même Chahi pour l'occasion.




1992
NIGHT TRAP
SERIE Z
(sur Mega CD)

Au début des années 90, l'arrivée du CD-Rom permet de stocker des heures de vidéo. C'est une première porte ouverte à un rapprochement vraiment visible, mainstream, spectaculaire et industriel du jeu vidéo avec le cinoche, qui s'affirmera avec la 3D. NIGHT TRAP, où l'on doit piéger des vampires qui traquent cinq filles en linge de nuit dans une maison, ressuscite le genre du "film interactif" initié par DRAGON'S LAIR. Même pauvreté des mécaniques de jeu, mais cette fois, les décors et acteurs sont réels. Par la suite, le film interactif prospère, avant de crever vers 97. Ouf.




1994
FINAL FANTASY 6
APOCALYPSE NOW
(sur Super Nintendo, dispo sur PlayStation dans une mauvaise conversion)

La grande série de jeu de rôles FINAL FANTASY, créée par Hironobu Sakaguchi, rend fous des millions de Japonais depuis 1987. Yoshinori Kitase, cinéaste contrarié, dirige la saga à partir du sixième épisode. Il donne corps aux hautes ambitions visuelles et narratives de Sakaguchi en utilisant des techniques empruntées au septième art. Musiques d'une force dévastatrice où chaque personnage, lieu et situation possède son propre thème (idée provenant de l'opéra, que John Williams actualisera pour STAR WARS) ; mise en scène ample qui présente puissamment un univers mi-heroic fantasy, mi-première révolution industrielle ; protagonistes nombreux et fortement caractérisés ; scénario audacieux pourvu de cassures sidérantes et formidablement prenantes (trois histoires parallèles au début du jeu, un cataclysme qui détruit et fragmente les continents, etc)... Malgré les faibles moyens de l'époque, le jeu vidéo se découvre un vrai souffle épique.




1996
MARIO 64
CINEMARIO
(sur Nintendo 64, dispo sur DS)

A partir de 94, l'explosion de la 3D démultiplie les possibilités narratives, esthétiques et immersives du jeu vidéo. Historique, MARIO 64 définit les standards de la 3D en même temps qu'il assume ce qu'il doit au ciné : dès l'ouverture du jeu apparaît une tortue volante qui porte une caméra au bout de sa canne à pêche. Cette caméra, c'est celle, ajustable par le joueur, qui suit Mario de près, de loin, sur le côté, derrière sa tête pour se confondre avec son regard... Cette influence pratique, fonctionnelle du ciné sur le jeu vidéo en 3D était inévitable : pour exposer visuellement un environnement réel ou imaginaire, on a toujours besoin d'un œil, d'un point de vue. Comme le cinéma a établi la manière de décrire un lieu et de raconter une histoire avec une caméra, le jeu vidéo s'en est naturellement inspiré pour présenter des univers virtuels de la manière la plus claire et la plus jouable possible.




1996
RESIDENT EVIL
ROMERO IS NOT DEAD
(sur PlayStation)

La même année, les zombies du premier RESIDENT EVIL font flipper le monde entier. Et la caméra y est effrayante : tel plan en plongée écrase les personnages, suggère une présence omnisciente, menaçante ; tel autre délimite un hors-champ que des râles étranges rendent inquiétant…




1998
HALF-LIFE
MC TIERNAN RENCONTRE SAM RAIMI
(sur PC)

Défini par ses créateurs comme un croisement entre EVIL DEAD et PIEGE DE CRISTAL, HALF-LIFE constitue un choc. Traqué par des hélicoptères dans des canyons, placé au cœur de combats entre des marines et des aliens à l'intelligence étonnante, poursuivi par un énorme ET aux yeux rouges qui surgit de l'obscurité d'un parking et renverse les voitures alentour, menacé par la déflagration mortelle d'une bombe qui fonde droit vers lui… En un seul plan-séquence médusant de trente heures, le joueur vit, à travers les yeux du héros, une sorte de best-of des plus grands longs-métrages d'action et d'horreur US. L'écriture, digne d'un film Pixar par sa fluidité, sa logique et sa rapidité, enchaîne des dizaines de lieux et de séquences inoubliables qui prennent place dans un monde plausible, sans coutures apparentes, sans découpage en niveau, sans séquences vidéo passives. Une révolution dont encore beaucoup de jeux portent l'empreinte.




2002
METAL GEAR SOLID 2
BLOCKBUSTER D'AUTEUR
(sur PlayStation 2)

Séquences vidéo fréquentes, longues, verbeuses et poseuses, style graphique nerveux autant que réaliste, références ciné constantes, thème principal mémorable d'Harry Gregson-Williams (le compositeur de MAN ON FIRE ou KINGDOM OF HEAVEN), discours incroyablement hardi sur la manipulation du joueur par le jeu : MGS2 est le suicide artistique de son créateur génial Hideo Kojima, une colossale superproduction d'action qui contient sa propre critique, à la manière d'un STARSHIP TROOPERS. Un emblème extrêmement populaire et controversé des relations jeu vidéo/cinéma.




2003
METROID PRIME
ALIEN RESURRECTION
(sur GameCube)

Les mondes, histoires, genres et icônes du cinéma ont toujours été une intarissable source d'inspiration pour les jeux vidéo, de la même manière que la littérature a sans cesse nourri le cinéma (il suffit de compter le nombre de classiques du septième art adaptés ou inspirés d'un livre, à commencer par toute la filmo de Kubrick). Exemple magistral : les METROID, héritiers labyrinthiques du premier ALIEN. Chef-d'œuvre de la saga, METROID PRIME déploie un univers follement riche et poétique, qu'irriguent des réseaux tentaculaires de tunnels oppressants, détaillés et délétères.




2004
HALF-LIFE 2
LA GUERRE DES MONDES
(sur PC et bientôt Xbox)

La qualité d'écriture et l'action frénétique du premier HALF-LIFE se mettent cette fois au service d'une histoire elliptique, ambiguë, opaque, très politique, dont les éléments épars doivent être assemblés par l'imagination du joueur. Après avoir mené à la victoire les opposants à un régime totalitaire mi-humain mi-alien, nous sommes finalement conduits à questionner la signification de nos actes : mais pour qui, pour quoi nous sommes-nous battus ? Introduction et conclusion spectaculairement contemplatives ; direction artistique à tomber (voir le très beau livre de making-of, "Raising the bar"); tangibilité de chaque élément ; paysages urbains typés Europe de l'Est dominés par une tour colossale et de terrifiantes créatures tripodes ; expression inédite des émotions humaines par les visages, les gestes, les voix : jamais le jeu vidéo ne s'est autant approché de l'expérience cinéma.




2005
RESIDENT EVIL 4
DECOUPAGE A LA TRONCONNEUSE
(sur GameCube et PlayStation 2)

En plus de donner vie à des dérivés ultra impressionnants de créatures de films (notamment un troll qu'on croirait sorti du SEIGNEUR DES ANNEAUX), RE4 va bien plus loin que les précédents épisodes dans son utilisation du langage du septième art. Il exerce, par de constantes mini séquences cinéma très efficacement découpées, une pression incessante sur le joueur. Exemple : le héros, Léon, est poussé hors de son radeau par un poisson sanguinaire et gigantesque. La caméra adopte soudainement le point de vue de Léon : il faut presser à répétition un bouton pour nager rapidement vers l'embarcation. A mi-chemin, la caméra repasse en vision lointaine : Léon est progressivement rattrapé par l'ombre terrifiante du monstre aquatique. Angoisse maximale, séquence d'anthologie.

>>> A partir de 94, l'explosion de la 3D démultiplie les possibilités narratives, esthétiques et immersives du jeu vidéo