Portrait : Eiji Aonuma, game designer
Article paru dans le n°4 de Gaming (février 2004)
 

Disciple du grand Shigeru Miyamoto –le père de Mario et Link-, le brillant Eiji Aonuma est, à 40 ans, aux commandes d'une des plus importantes séries de l'histoire du jeu : The Legend of Zelda.


On oublie parfois que le jeu vidéo, comme le cinéma, est un art collectif où les auteurs complets sont finalement assez rares. Au point qu'on a souvent donné à Shigeru Miyamoto, par réflexe, par conditionnement marketing, la paternité des expérimentations contenues dans les deux derniers Zelda (il est, depuis la présentation événementielle de la N64 au salon E3 de 1996, le visage public de Nintendo, un produit, un créateur-star qui promeut et légitime les jeux de la société aux yeux de la presse et des gamers). Pourtant, ce n'est pas Miyamoto qui a défini la subtile gestion du temps qui charpente Majora's Mask (N64, 00). Ce n'est pas Miyamoto qui a choisi le look cel-shading (dessin animé), si médiatique et controversé, de Wind Waker (GC, 02). C'est Eiji Aonuma.

Zelda, The Next Generation

A partir du canevas construit par Miyamoto depuis la sortie du premier Zelda en 86, Aonuma a innové, inventé. Il a prolongé, enrichi, intensifié le travail du maître pour donner sa version personnelle du concept, de l'univers, de la mythologie Zelda. Après avoir supervisé et co-développé les ennemis et surtout les châteaux du majestueux Ocarina of time (N64, 98), Aonuma a dirigé Majora's Mask et Wind Waker. Avec lui, les Zelda ont pris une orientation sensiblement différente. Plus émotive, plus scénarisée, plus sombre, davantage enracinée dans la culture japonaise (théâtre No, Shinto, folklore, animation, peinture…), son approche donne la prééminence aux personnages et aux sous-quêtes plutôt qu'aux donjons-puzzles qui constituaient jusqu'alors le coeur de la saga.

Un jour sans fin

La structure de Majora's Mask, mise au point par Aonuma et Yoshiaki Koizumi (Super Mario Sunshine), est complexe autant qu'audacieuse : Link est attiré dans un monde alternatif, Termina, sur lequel la lune, contrôlée par une entité maléfique, s'écrasera dans 72 heures (soit environ 72 minutes réelles). Grâce à son ocarina, Link peut accélérer, ralentir et remonter le temps. Pendant ces trois jours et trois nuits, Termina est en perpétuel mouvement –y compris ses habitants, qui ne cessent de bouger et d'agir, et dont les préoccupations sont crédibles et touchantes. "Les relations entre les personnages de mes jeux, la façon dont ceux-ci se rencontrent, communiquent entre eux et se quittent sont très importantes à mes yeux", explique Aonuma.

A mesure que la lune approche, l'éclairage, l'ambiance sonore, le comportement des habitants s'assombrissent. Et les quelques secondes qui précèdent la destruction de Termina constituent les moments les plus profondément dépressifs et inquiétants de toute la série des Zelda –terre qui tremble, voile de lumière rougeâtre, nappes de synthétiseur monstrueusement enveloppantes… Comme l'indique Aonuma, "il fallait susciter chez le joueur des sentiments d'urgence et de peur, lui donner la sensation qu'au terme du cycle de trois jours ce serait vraiment la fin". La nostalgie, la tristesse que dégagent cette boucle temporelle et son issue systématique (l'apocalypse pour Termina, le recommencement pour Link), les thèmes du destin et du libre-arbitre suggérés par le gameplay et le scénario (les personnages, dont les trajectoires et les choix sont modifiés par vos actions, sont reliés les uns aux autres), l'humour, la noirceur et l'étrangeté globales de l'ambiance, font de Majora's Mask un très grand jeu, aux tonalités émotionnelles multiples.

Beauté en mouvement

Pour Wind Waker, Aonuma décide d'abandonner le style graphique réaliste présenté lors du salon Space World en 2000. Il lui substitue un cel-shading absolument terrassant, qui rappelle les films et séries d'animation les plus élégants par son unité, son expressivité, sa précision, sa profusion de détails et son économie de traits. "Je ne suis pas un artiste, nuance Aonuma. J'ai certes une image mentale de ce que sera le jeu final, mais ma tâche est de décrire avec exactitude le look et l'atmosphère globale aux character designers, animateurs, graphistes... Souvent, le résultat dépasse largement, en beauté et en sophistication, ce que j'imaginais". Aonuma fonde le scénario sur un postmodernisme mélancolique : le monde d'Hyrule décrit dans Ocarina of time a été noyé sous les eaux, et Link est devenu une légende, un héros mythique dont on narre les exploits aux jeunes garçons.

Aonuma travaille actuellement sur le nouveau Zelda GC. Il devrait être présenté à l'E3 en mai 2004.


>>> Softographie



88 : Obtient un diplôme de composition/design à la faculté des beaux-arts de Tokyo. Entre chez Nintendo.

98 : Supervise les châteaux et ennemis de The Legend of Zelda : Ocarina of time (7.6 millions d'ex. vendus).

Ocarina of time est un tour de force, où la perfection, la logique quasi mathématiques de la construction, du level design et du game design des précédents Zelda se transfigurent en une œuvre d'art élégante et sensuelle. Historique.

00 : Dirige The Legend of Zelda : Majora's Mask (3.36 millions d'ex. vendus).

Développé en seulement dix-huit mois, Majora's Mask, suite étonnamment triste, compacte et extravagante d'Ocarina of time, est un chef-d'oeuvre assez méconnu, récemment réédité sur un disque bonus du bundle GameCube / Mario Kart.

02 : Dirige The Legend of Zelda : the Wind Waker (3.07 millions d'ex. vendus).

Analytiquement, Wind Waker est moins bon que les précédents Zelda ("trous" scénaristiques dus au retranchement, par manque de temps, de deux îles et châteaux ; level design parfois paresseux…). Emotionnellement, il est incomparable. La manière dont Wind Waker représente l’invisible et stylise le visible en fait une date, un jalon dans l'histoire des formes vidéo-ludiques. Cette exaltation épique et panthéiste de la nature, des éléments, de l'aventure et de l'exploration évoque les films de Miyazaki. Avec Rez et Ico, le plus beau jeu du monde.

02 : Est promu sous-directeur et responsable de la planification du département conception de logiciels au sein de la division Recherche & Développement de Nintendo.

>>> Les jeux de Miyamoto et Aonuma sont des supports de méditation qui restituent au monde son pouvoir de fascination, son opacité, son mystère, sa magie, son enchantement enfantins.