Chronique PRESS ST[ART] n°2
Article paru dans le n°2 de Gaming (décembre 2003)
  Star Wars, morale et champignons morts

Imaginez la scène : Mario écrase un champignon avec son derrière rebondi. Soudain, cinématique. Gros plan sur le légume à terre, agonisant, les larmes aux yeux. "Mario… Mais pourquoi ? Je venais vers toi, guilleret, à la recherche d'un ami, et je voulais t'offrir un bonbon. Maintenant c'est trop tard… [il sort une photo jaunie de son portefeuille] Regarde, c'est ma douce famille, là c'est ma femme… je t'en prie, dis-lui que… beuargh" [il toussote, pousse un cri effroyable puis meurt]

"Le jeu vidéo sera considéré comme un moyen d'expression et d'exploration personnelles lorsque les joueurs questionneront leurs actions avant et après les avoir commises", a dit Bernd Kreimeier. Star Wars : Knights of the Old Republic (Kotor), RPG virtuose développé par Bioware (Baldur's Gate, Neverwinter Nights…), a tout compris. Se situant 4000 ans avant la double trilogie de Lucas, il s'en réapproprie la mythologie et les concepts au point de devenir le premier véritable jeu d'auteur tiré d'une licence (hors Cryo). A chaque instant, Kotor nous oblige à prendre parti, à évaluer les conséquences de notre comportement. C'était certes déjà le cas dans les précédents jeux de Bioware, dans Fallout 2 ou dans Planescape Torment sur PC. Mais c'est la première fois qu'un jeu console rend si accessible et sexy (dans son interface, dans ses qualités de fabrication) cette forme précieuse et fascinante de gameplay, ramifiée et douée de conscience.

Pauvreté, oppression, maladie, racisme, solitude, globalisation économique, tensions familiales… Ces thèmes, simples arrière-plans scénaristiques dans la plupart des RPG, sont ici inextricablement liés au gameplay. Dans un univers dont chaque aspect renvoie au monde réel et à ses enjeux, choisirez-vous le côté clair, le côté obscur ou une voie intermédiaire ? Composé d'un entrelacement suprêmement sophistiqué de fils ludiques, affectifs et sémantiques, Kotor éveille en nous des réactions que le jeu vidéo suscite rarement. Loyauté, lorsque nous refusons de trahir un homme bon qui nous a fait confiance. Vertige moral et empathie, lorsqu'un droïde, las de combler les carences sexuelles de sa propriétaire, nous prie de le tuer. Gloussement d'amusement et d'étonnement, lorsque Bastila, la belle héroïne Jedi du jeu, est gentiment agacée par l'une de nos saillies ironiques. La musique orchestrale discrète et finement arrangée, qui semble sourdre des décors amples et vibrants, les expressions faciales des PNJ, la maturité et la justesse des dialogues, la profondeur sporadique des choix proposés, insufflent au jeu une bouleversante densité émotionnelle.

Le grand succès de Kotor aux Etats-Unis et en Europe est rassurant : c'est grâce à des œuvres de ce genre, aptes à séduire le grand public comme les gamers les plus exigeants, que le jeu vidéo continuera d'avancer en tant que culture, art et marché. Kotor ne s'efforce pas seulement de charmer les sens du joueur (malgré l'omniprésence de bugs gênants) : il parle à son intellect et même, allons-y, à son âme. Le futur du jeu vidéo passe par Kotor et les champignons morts.