Chronique PRESS ST[ART] n°3
Article paru dans le n°3 de Gaming (janvier 2004)

  Les poulets géants ninjas du futur joueront-ils encore à Zelda ?

"Cette histoire de l'Homme et de sa Femme est de nulle part et de partout ; on peut l'entendre n'importe où et n'importe quand. Partout où le soleil se lève et se couche, dans le tourbillon fou de la ville ou à la ferme, avec le ciel en guise de toit, la vie est toujours la même : parfois amère, parfois douce". Sur ces phrases s'ouvre L'Aurore, chef-d'oeuvre total de l'histoire du cinéma réalisé par Murnau en 1927. Soixante-seize ans plus tard, le génie, la virtuosité technique et la perfection de la mise en scène sont intacts. En sera-t-il de même, dans plusieurs décennies, des jeux que nous apprécions ? Lesquels pratiqueront-nous encore ? Liste éminemment subjective et parcellaire générée en cinq secondes par le cerveau liquéfié d'un journaliste fou : Mario World (SFC), Zelda 3 (SFC), Metroid Prime (GC), Halo (Xbox), Zelda : Majora's Mask (N64), Zelda : Wind Waker (GC), Ico( PS2), Rez (PS2), Spheres of Chaos (sublime remake d'Asteroids téléchargeable gratuitement). Quelles sont les principales qualités communes à ces sommets de la création vidéo-ludique ?

Ce sont des jeux intuitifs dont chaque composante semble suprêmement solide, dense, palpable. Des jeux qui donnent une réalité, une logique évidente aux espaces imaginaires les plus délirants. Des jeux qui semblent être taillés dans la pierre. Exemples : dans Halo, les chorégraphies abstraites des corps et des engins qui s'envolent et s'écrasent, la terre soulevée par les roues d'un véhicule ou par l'explosion d'une grenade. Dans Metroid Prime, la justification scénaristique apportée aux différents lieux. Dans Rez et Spheres of Chaos, la sidérante correspondance entre l'action, le mouvement, les couleurs et le son, qui procède presque de la synesthésie. Dans Majora's Mask, la cloche de la ville centrale, dont l'écho irrigue, unifie l'univers crépusculaire de Termina. Dans Zelda 3, l'incroyable superposition entre le monde clair et le monde obscur.

Ce sont des jeux souvent japonais, inscrits dans la grande tradition culturelle et artistique du pays en ce qu'ils sont constitués d'un nombre limité d'éléments simples, développés jusqu'au bout et exécutés à la perfection. Corrélativement, ce sont des jeux fondés sur des choix radicaux de stylisation (de la nature, des objets, des êtres et de leurs relations…). C'est le cas de l'épuré Wind Waker (les grands yeux de Link, les petites boucles qui représentent le vent…). C'est aussi le cas de Ico, dont la beauté et la cohérence extrêmes tiennent surtout à la simplicité et l'élégance des interactions entre le joueur et sa protégée, Yorda (un seul bouton à maintenir pour l'appeler, la prendre par la main et la guider, et c'est tout). Less is more : une leçon que les RPG occidentaux, entre autres, appliquent de plus en plus (voir Star Wars : Kotor, Deus Ex 2 ou le futur Fable).

En somme, ce sont des jeux qui créent leur vocabulaire, leur mythologie et leurs règles internes propres, et atteignent ainsi une complétude et une unité formelles absolues (ha, Mario World et Zelda 3 !). Jamais l'illusion, l'immersion n'est brisée. Comme L'Aurore, ces jeux échappent finalement au temps et deviennent des chefs-d'œuvre monolithiques qui seront encore appréciés, dans quelques centaines d'années, par les poulets géants ninjas qui domineront la planète.