Chronique PRESS ST[ART] n°6
Article paru dans le n°6 de Gaming (avril 2004)
  Ce qui résonne en nous

Le jeu vidéo n'est pas un medium de masse, capable de toucher tous les publics. Et, s'il ne dépasse pas son stade de croissance actuel, il ne le sera probablement jamais. Parce qu'il exclut. Parce qu'il est con. Surtout, parce qu'il ne résonne pas suffisamment en nous. "Comment entre-t-on (ou pas) dans un film ?", se demande le critique de cinéma Didier Péron. "Quels souvenirs, émotions ou sensations enfouis sollicite-t-il dans ces parties rencognées de l'esprit que seules les images et la musique pénètrent et que l'on connaît mal, en fait ? (…) On ne fait que passer à travers le film, qui lui-même nous traverse, pratiquant, dans sa dimension délicieusement intrusive, pièce à pièce, une liaison d'éléments disparates, substitués ou mélangés à d'autres, antérieurs, qu'il a trouvés là en arrivant".

Souvent, les oeuvres qui résonnent le plus en nous sont celles dont le sujet est ample. Celles qui sont enracinées dans le fonds culturel, historique et spirituel de l'humanité. Celles qui sont liées à notre inconscient collectif -ces mythes, ces archétypes, ces instincts qu'ont analysé Jung, Campbell ou Bachelard (et dont la séquence de trip chamanique du récent Blueberry de Jan Kounen est une belle expression visuelle). Celles qui, en préférant suggèrer que montrer des lieux, des moments et des sentiments, permettent à notre imagination d'errer, de dévier et de décoller. C'est ce que font naturellement la littérature et la bande dessinée, qui, par essence, nous imposent de créer mentalement notre version de l'univers de l'artiste (car le langage est fuyant, et les espaces entre les cases d'une BD sont des ellipses à remplir *). C'est ce que font aussi le cinéma et le jeu vidéo, en ne représentant pas tout, en ne disant pas tout, en ouvrant des espaces où nos sensibilités, nos souvenirs, nos mondes singuliers peuvent séjourner et délirer.

T
out cela n'a pas échappé à certains game designers. Dans l'ombre des couloirs et des rues de Silent Hill 2, en dehors du faisceau de notre lampe, se terrent des forces, des fantasmes, des peurs –les nôtres. Sublimement allusifs, Ico (on ne sait presque rien des paysages qui entourent le château) et son fils prodige Prince of Persia : Sands of time (une jolie héroïne à nos côtés, une voix off où le prince, en plein combat, évoque son amour naissant pour elle, et l'action devient en un instant exceptionnellement touchante) n'en ont que davantage de puissance émotionnelle. Métaphore géante du processus artistique, de la manipulation du joueur par le game designer, voire de la condition humaine et de tous les fils, tangibles ou invisibles, qui nous gouvernent, Metal Gear Solid 2 contient une infinité de niveaux de lecture. Quant aux noms de vaisseaux et aux symboles aliens de Halo, ils ne prendront sens, selon ses concepteurs, que dans le second volet. Dernier exemple parmi de nombreux autres, Eternal Darkness s'inspire de sources variées : "Le Rameau d'Or" de James Frazer, gargantuesque étude des religions et des mythes, est mentionné par le narrateur au début du jeu pour connecter la petite histoire d'un des héros à la grande Histoire ; la terreur sans nom et les "Grands Anciens" de Lovecraft semblent véritablement habiter le scénario et les abysses de la cité souterraine aux teintes ocre…

D'une densité, d'une élégance et d'une intelligence supérieures, ces jeux sont des étapes. Des paliers. Vers le chef-d'œuvre total qui nous bouleversera, nous fascinera autant que les yeux, l'opacité, les contradictions d'un être humain. Vers le jeu qui fera résonner, simultanément, nos sens, notre intellect, notre affectivité et notre imagination.

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* Ellipses qui font de la BD "L'art invisible", pour reprendre le titre du livre de Scott McCloud, virtuose et pénétrante théorie de la BD présentée sous forme de… BD.