Edge de raison
Article paru dans le Libération du 29 janvier 2003

 

A
près plus de trente ans de jeu vidéo, aucune critique digne de ce nom n'a encore éclot. Il faut s'aventurer sur le Net pour trouver des textes profonds sur le sujet. Pour ce qui est de la presse écrite, c'est le néant quasi-total. L'existence du magazine anglais Edge n'en est que plus précieuse.

A l'amateurisme, la superficialité, la puérilité et la corruption de l'immense majorité de ses pairs (notamment anglo-saxons), Edge a opposé, dès sa création en 1993 par Steve Jarratt, une extrême prestance esthétique et un grand sérieux rédactionnel. Ce qui frappe d'abord, c'est le look : sobre et sophistiqué à la fois, fondé sur une charte graphique ultra vissée, il est aux antipodes de la surenchère flashy et bordélique des mags de jeux traditionnels.

Mais ce qui fait le prix de Edge est ailleurs. Dans ses chroniques, dont celles, indispensables, de Steven Poole (auteur du livre Trigger Happy, dissection virtuose et cultivée du médium jeu vidéo) et Toshihiro Nagoshi (créateur, chez Sega, de Daytona USA ou Super Monkey Ball). Dans ses makings-of passionnants de jeux majeurs (Tetris, Street Fighter 2, Elite…). Dans ses reportages chez les plus grands studios (même les très secrets génies de Nintendo ont ouvert leurs portes à l'occasion du n°100). Et, surtout, dans ses dossiers de fond denses et documentés, portant sur des sujets aussi variés que l'intelligence artificielle, les recherches académiques sur les jeux, ou les raisons pour lesquelles le Japon domine le secteur.

Chaque mois, le magazine pratique un travail inhabituel de sélection, de hiérarchisation et de développement de l'information, qui se traduit par un nombre de news, de previews et de tests plus limité qu’ailleurs. Synthétiques, rigoureux, parfois proches de la grande critique ciné par leurs qualités de style et d'analyse, les meilleurs articles de Edge sont bien loin des textes sans structure et sans regard dont la presse vidéoludique est coutumière.

Rien de surprenant, dès lors, à ce que Edge soit majoritairement lu par les gamers les plus pointus et par les professionnels –ou aspirants- du secteur (à qui sont destinés une rubrique technique sur le développement, des offres d'emploi et un supplément annuel sur les métiers du jeu). Un public plus adulte et plus averti que celui de ses concurrents, donc, et aussi moins volatil : titre étendard pour l'éditeur Future Publishing, le magazine possède une diffusion modeste mais stable, aux alentours de 30.000 exemplaires, soit autant que Joypad, l'un des leaders, en tout cas qualitativement, en France.

Si la reconnaissance du jeu vidéo doit passer par la constitution d'une critique ample et solide, capable d'éclairer les plus fins aspects du médium et de le légitimer aux yeux du grand public, alors Edge est une pierre angulaire de ce processus. On attend encore un équivalent en France : l'édition hexagonale de Edge, Next Games, n'a survécu que sept mois, de mai à décembre 1998.