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Mené par le médiatique
Michel Ancel, le studio montpelliérain d'Ubisoft s'est imposé,
en quelques années, comme l'un des plus brillants de l'hexagone.
D'abord en 94 et 99, avec le triomphe public des deux premiers Rayman.
Ensuite en 2003, avec l'ambitieux jeu d'aventure Beyond Good and Evil
(BGE), insuccès commercial salué par la critique. Enfin
en 2005, avec la remarquable version interactive du King Kong de Peter
Jackson, condensé d'action qui incarne presque toutes les formes
d'influences du cinéma sur le jeu vidéo. Le jeu reprend
évidemment les personnages, les décors, le déroulement
global, les moments clés du film. Jackson en personne, sa scénariste
Philippa Boyens et ses acteurs principaux ont collaboré à
sa conception. Plus subtilement, le jeu KK s'approprie le langage du
septième art pour communiquer des sentiments, des sensations,
des idées. Ainsi, le cadrage, les mouvements de caméra
ou la composition des plans sont utilisés à des fins fonctionnelles
(pour montrer l'action le plus clairement possible), esthétiques
(pour produire un impact graphique maximal) et narratives (pour exprimer
les enjeux dramatiques, les caractéristiques des personnages…).
Lorsque Kong est dans la jungle, la caméra indique toujours le
chemin car il n'a aucune raison de se perdre : c'est son territoire.
Lorsque Kong est à New York, la caméra est collée
aux spots et aux voitures de police pour dynamiser, amplifier l'action.
Lors des séquences où l'on dirige Jack Driscoll, vues
à travers les yeux du personnage, c'est parfois le décor
qui se fait cadrage, générant une contre-plongée
grandiose sur le repère de Kong dans la jungle, ou attirant notre
regard vers des points précis de l'action : Kong dont on voit
la tête passer derrière une cavité dans une grotte,
par exemple (au cinéma, cela s'appelle le surcadrage –un
cadre dans le cadre).
Mais
ce qui frappe peut-être encore plus, dans ce KK, c'est son scénario
et son rythme. Inhabituellement prenants, ils agrippent agressivement
le joueur pendant six heures. Le parcours suit une ligne droite, les
énigmes sont simples, l'univers est très étroit,
il n'y a pas de découpage en niveaux, les transitions entre les
différentes phases de jeu sont limpides, et cette linéarité
quasi totale de la structure fait naître une tension extrêmement
forte, ininterrompue. Véritablement haletante. A cet égard,
Jacques Exertier a tenu un rôle important. Scénariste de
BGE et KK, animateur et superviseur des cinématiques de Rayman
2 et BGE, il est naturellement au centre de l'hybridation entre jeu
vidéo et cinéma dont témoignent BGE et KK. Pour
Mad Movies, il raconte la création de ces deux jeux, nous parle
d'écriture, de gameplay, de mise en scène... Et détaille
la manière dont l'équipe d'Ubi Montpellier a entremêlé
ces éléments, pour façonner des expériences
audiovisuelles atteignant -voire dépassant- l'émotion
cinématographique.
(Il est recommandé de lire les réponses sur Beyond
Good and Evil après avoir fini le jeu)
Mad Movies : Quand le rapprochement
entre le cinéma et le jeu vidéo est-il devenu évident
pour vous ?
Jacques Exertier : Dans ma carrière, Beyond Good and
Evil a constitué un virage. C'est avec ce jeu qu'on a essayé
de développer des caractères avec une certaine profondeur
psychologique, comme on peut le voir dans le cinéma.
Quelle a été
la genèse de BGE ?
Très compliquée, elle est passée par de
multiples phases pendant les quatre ans qu'a duré le développement.
A l'origine Michel Ancel voulait procurer une impression de liberté
d'action dans un univers vaste. Rapidement, on s'est rendus compte qu'il
fallait mettre en place un ping-pong permanent entre game design et
scénario, qui impliquait de nombreuses réécritures.
Dans le jeu, Jade, l'héroïne
journaliste, aidée de son oncle cochon adoptif Pey'j, renverse
un régime dictatorial en photographiant et publiant les preuves
de ses méfaits, provoquant ainsi la rébellion de la population.
C omment s'est passée l'écriture ? Par quoi avez-vous
commencé ?
On avait envie que les moyens d'action de Jade soient peu violents.
On a donc eu l'idée de l'appareil photo, qui elle-même
a entraîné le thème du complot contre lequel l'information
est une arme efficace. Le contexte du monde totalitaire nous est venu
ainsi. Sinon, graphiquement, toute l'équipe est fan de Miyazaki,
il y a une inspiration affichée. Pey'j, le cochon, peut être
pris comme un clin d'œil à Porco Rosso.
Dans les meilleures scènes de BGE,
on participe souvent à l'action tout en ressentant et comprenant
les enjeux du scénario. C'est assez rare dans un jeu vidéo.
Oui, en permanence, on a essayé de faire
en sorte que les enjeux de narration soient exprimés par le gameplay,
c'était au cœur de nos préoccupations dès
le début et ça nous a à la fois contraints et portés.
On est souvent partis de l'émotion à transmettre, puis
on a imaginé comment la traduire dans le gameplay. Par-dessus,
il y a les dialogues, qui sont là pour ajouter une couleur au
personnage, mais c'est la garniture. Par exemple, à un moment
du jeu, Pey'j disparaît, et on voulait que le joueur sente un
vide, un manque affectif et ludique. On a donc donné à
Pey'j une grande utilité dans le gameplay -il nous aide, il a
des pouvoirs. On a même rajouté un niveau, celui sur l'Ilot
Noir, dans l'unique but d'augmenter le temps passé avec Pey'j
et l'attachement du joueur. Ca a fonctionné : j'ai eu beaucoup
d'échos de gens qui ont vraiment vécu cette séparation
comme douloureuse -certains regrettaient même de ne plus pouvoir
discuter avec Pey'j après avoir fini le jeu (rires).
Quelle est selon vous la cinématique la plus marquante
du jeu ?
Jade habite, avec Pey'j et quelques enfants, dans un phare
aménagé en orphelinat. A un moment du jeu, Jade revient,
et le phare est détruit. Je pense que cette scène a été
une étape dans le savoir-faire du studio. C'était un type
de sentiment qu'on n'avait jamais traité, un événement
si fort, si important pour Jade et le scénario que nous devions
prendre le temps de le montrer correctement. Le synopsis de cette cinématique
tient en deux lignes, pourtant elle dure plusieurs minutes car nous
avons tenu à faire de longs plans pour laisser l'émotion
s'installer. D'habitude, on préfère que les cinématiques
soient très courtes pour ne pas briser le rythme et éviter
que le joueur ne les zappe.
Vous avez étudié aux
Beaux-Arts et collaboré à des séries animées
comme Rahan. Ce parcours vous a-t-il aidé dans votre compréhension
des enjeux visuels de l'écriture ?
A un moment, il y a une énigme
dans BGE où il faut réparer un ascenseur, ce qui implique
de tirer sur plusieurs câbles électriques. Pendant les
nombreux tests que nous avons effectués, les joueurs n'ont pas
trouvé le dernier câble, même au bout de 15-20 minutes
–à ce stade, on considère généralement
que c'est raté et qu'il faut revoir la copie. En même temps,
on n'a pas voulu faire dire à Pey'j : "Hé, essaie
de tirer sur ce câble, là-bas !" (rires). Ca aurait
ramené trop brutalement le joueur aux mécaniques de gameplay,
ça aurait affecté le plaisir de la découverte et
l'illusion de choix. Finalement le game designer Sébastien Morin
a eu l'idée de mettre un rat sur le fil, et là, les joueurs
ont compris. Les indices non-verbaux, c'est toujours ce qu'on recherche.
Idéalement les dialogues sont plutôt là pour raconter
l'histoire et les rapports entre les différents personnages que
pour donner des infos de gameplay.
Beaucoup d'éléments narratifs,
dans BGE, passent par l'univers –les objets de la maison de Jade
évoquent son passé et son présent, les graffitis
sur les murs de la ville manifestent le soulèvement progressif
de la population…
Oui, il fallait qu'on suggère ça sans pouvoir
montrer des millions de gens à cause des contraintes techniques.
Quand on s'approche de petits groupes on sent que les gens discutent
des révélations faites par Jade, des écrans géants
diffusent des discours de propagande, on peut s'abonner au journal des
rebelles, au journal officiel… Il y a une foule d'informations
que le joueur rencontre s'il va les chercher.
Dans BGE, l'émotion, la fluidité
de la narration prévalent. A la fin notamment, le challenge est
quasiment absent pour éviter des "Game Over" répétés
qui auraient brisé le rythme et l'implication du joueur…
C'est un choix assez inhabituel.
C'est vrai qu'en général, les jeux sont de plus
en plus difficiles à mesure que la fin approche. Mais là,
on avait tellement de choses à mettre en place vers le climax,
et on voulait tellement conserver le tempo, qu'on a décidé
de faire l'inverse. D'autant que c'est très varié : il
y a beaucoup de phases, de gameplay différents jamais abordés
auparavant dans le jeu. On ne pouvait pas prendre le risque de lancer
de nouveaux apprentissages, donc on les a rendus faciles. En fait, toute
la fin de BGE a été assez délicate à mettre
en place. Il y avait pas mal d'intrigues entamées à conclure.
Les retrouvailles de Pey'j, la révolution des hylliens, le sort
du général Kheck, des hylliens prisonniers, des enfants
du phare, la rencontre avec le grand prêtre Domz, le devenir de
Jade. C'était un sacré casse-tête de faire
tenir l'ensemble en si peu de temps -d'ailleurs on a basculé
le retour au phare sous forme de photos au mur dans le générique.
Quels problèmes
pose l'écriture ? Par exemple, le personnage est censé
connaître l'environnement mais ce n'est pas le cas du joueur…
Oui, c'est toujours délicat, notamment pendant les scènes
d'exposition. Jade a 20 ans, donc elle est censée connaître
son monde par cœur. Les personnages doivent transmettre mille
informations à Jade et au joueur, sans que Jade soit tentée
de répondre : "Mais pourquoi tu me dis ça, je sais
bien qu'il y a un garage à 200 mètres de chez moi ?"
(rires). Cela doit avoir l'air d'une discussion normale, naturelle.
Comment s'est passé le doublage ?
J'ai supervisé les voix anglaises. La plupart des acteurs
venaient du théâtre et j'étais vraiment satisfait
de leur travail. On s'est donnés le temps de faire quelque chose
de bien, j'ai été assez exigeant, assez précis
dans les émotions qu'on voulait communiquer. Il faut être
vigilant sur le jeu de chaque réplique car il y a parfois des
intentions qui ne passent que par l'interprétation et qui sont
absentes du texte lu au premier degré.
Les voix françaises sont très
réussies.
Oui, j'ai d'ailleurs une anecdote sur le doublage.
Quand la dépanneuse du garage mammago vient à notre secours
dès notre première sortie en hovercraft, le jingle est
une chanson qui dit "Maaaaaammago dépannaaaage service...
vient te chercher sans le vice...". Cette phrase ne veut pas dire
grand-chose, elle a été complètement improvisée
par l'acteur, Martial Leminoux. Elle était si naturellement stupide
qu'on l'a gardée.
Comment le projet King Kong a-t-il démarré
?
BGE n'a pas marché autant qu'on l'aurait voulu, mais
Peter Jackson y a joué et l'a beaucoup aimé, pour toutes
les raisons dont nous venons de parler. Peter est avant tout un conteur
d'histoire et notre approche l'a séduit. Au départ, Peter
a d'abord pris une grande après-midi avec nous pour nous raconter
tout son film dans l'état où était le script à
l'époque. La salle était recouverte de recherches graphiques
qui suivaient le déroulement du film. On a vu qu'il était
assez calqué sur l'original de 33. Puis il y a eu plusieurs réunions
sur le gameplay, où il a proposé qu'on joue alternativement
Jack et Kong. A l'époque le scénario était en cours
d'écriture, je suis allé le lire quelques mois plus tard
à Londres aux studios Universal mais je pouvais seulement le
consulter sur place en prenant des notes.
Quelles modifications avez-vous dû
opérer par rapport au film ?
On a pris des initiatives qu'on est allés présenter
à Peter Jackson. Par exemple, on démarre directement sur
l'île, alors que le film commence à New York, puis continue
sur le bateau. Jackson était ok, mais de notre côté
ça a eu des conséquences sur l'exposition et la présentation
des personnages. On plongeait tout de suite dans l'action, alors que
dans le film toute la relation entre Jack Driscoll et Ann Darrow se
développait avant, sur le bateau. Du coup, on a rajouté
quelques niveaux entre le débarquement sur l'île et l'enlèvement
de Ann par les indigènes, notamment des moments de solitude avec
Ann pour laisser le temps au joueur de faire connaissance avec elle,
de s'y attacher un peu.
Le fait de jouer à la fois Kong et Jack a-t-il posé
des problèmes ?
Oui, il y avait un risque de "schizophrénie"
potentielle pour le joueur si on le plaçait dans des situations
où en tant que Jack il pouvait blesser Kong, ou inversement.
Nous sommes sortis de ce problème en limitant au strict minimum
les rencontres Jack/Kong. Il y avait la scène mythique du tronc
qui était un passage obligé et pour les autres cas, nous
avons dû nous arranger pour que Jack ne puisse jamais nuire
à Kong : soit il est attaché pendant l'enlèvement
de Ann, soit il est en train de nager (et donc ne peut pas tirer) pendant
la scène où il est témoin, dans la grotte, d'un
face à face pacifique entre Ann et Kong, soit Kong passe
de manière rapide et hors d'atteinte. A l'écriture du
scénario, j'en étais même arrivé, pour m'aider
à structurer les séquences, à considérer
que Jack et Kong (qui allaient être incarnés par un seul
et même joueur) devaient être traités comme
un seul et même personnage (que j'appelais "Jackong")
pouvant se présenter sous deux apparences. En effet Kong et Jack
ont un but commun : Ann mais utilisent des moyens différents
pour l'atteindre. En définitive, l'amour de "Jackong"
pour Ann ne pourra survivre qu'au prix de la mort du côté
"Kong" et bestial qui est en lui. Cet artifice complètement
invisible m'a été d'un grand secours pour explorer et
exploiter le thème de "la belle et la bête" qui
sous-tend le mythe de Kong.
Quel a été l'apport
de Philippa Boyens, la scénariste du film ?
J'ai travaillé
à plusieurs reprises avec elle, non pas sur le scénario,
car nous étions déjà bien engagés dans nos
choix, mais sur la relecture de tous les dialogues US. Elle a assuré
également la direction d'acteur des séances d'enregistrements
des voix US avec les acteurs du film.
Dans KK, comme dans BGE, c'est l'émotion à transmettre
qui guide les mécaniques de jeu.
Oui. Cette fois, nous devions exprimer la peur, la survie, l'immersion dans
un milieu hostile, la notion de solidarité pour les phases de
Jack Driscoll, et la puissance, la bestialité pour les phases
Kong. De surcroît, il y avait la relation de "Jackong"
avec Ann à mettre en valeur. Ces objectifs ont déterminé
nos choix de game design. Dans les phases avec Jack, il n'y a pas d'indications
à l'écran, les munitions sont limitées, l'usage
de la lance est mis en avant pour qu'on se sente vraiment dépendant
de l'environnement, en bas de la chaîne alimentaire, Ann soigne
les compagnons qui nous sont utiles au combat, ce qui la rend elle aussi
importante à nos yeux… Les parties avec Kong, du coup,
ont été plutôt conçues comme des récompenses,
pas trop difficiles, après avoir imposé au joueur des
phases plus stressantes dans la peau de Jack.
KK est un jeu très dense, très compressé.
On a pris cette décision dès les premières
réunions. On était tenus de suivre un fil narratif, aller
libérer Ann, et si on voulait que ça reste un objectif
dramatique, les niveaux devaient être très linéaires.
Pour apporter de la variation, on a multiplié les manières
de se débarrasser des monstres.
Il y a, dans BGE comme dans KK, une volonté
de limiter la facticité de l'univers de jeu. Quelles difficultés
cela a-t-il posé ?
Beaucoup, et ça a fait l'objet de pas mal de débats
au sein de l'équipe… Certains d'entre nous disaient qu'on
se prenait le chou pour rien, que c'était un jeu, que c'était
de la logique de jeu, et c'est une attitude qui se défend. Mais,
peut-être est-ce lié à mon passé hors jeu
vidéo, j'avais plutôt l'intention de créer un monde
cohérent, et Michel Ancel voulait absolument justifier chaque
détail. Ça a tout complexifié, mais je pense que
ça a donné une vraie plus-value. Par exemple, l'inventaire
de BGE : on voulait qu'il ne soit pas magique, sorti de nulle part.
La toute première fois qu'on le consulte, on voit la main de
Jade qui appuie sur les boutons, pour expliquer que ce cercle qu'on
voit dans l'inventaire, c'est celui qu'on voit sur la ceinture de Jade.
Techniquement, pour mélanger cette main à cet inventaire,
ça nous a pris plusieurs jours ! Ca peut paraître risible,
mais on était attaché à cette idée d'un
univers uni où tout a sa place. Bien sûr, il y a énormément
d'excellents jeux qui ne procèdent pas comme ça…
En revanche, dans KK, les mécaniques
réalistes, notamment les leviers qu'on doit retrouver pour déclencher
les portes, se répètent tellement qu'elles finissent par
souligner l'artificialité du gameplay.
Il y a eu des tas de versions des portes. Au début il
y avait un interrupteur automatique, et ça faisait très
bizarre et décalé dans ce monde où, selon Peter,
une vieille civilisation a vécu il y a 3 ou 4000 ans –les
indigènes de l'île n'ont pas construit les murs, ils se
sont installés dans les ruines il y a un siècle ou deux…
On voulait donc quelque chose de physique, de crédible. C'est
un des problèmes du réalisme, qui était imposé
par le film : dans ce monde-là, c'est compliqué de trouver
des éléments vraisemblables pour contrôler la progression
du joueur. Leviers, ronces, branches… C'est restreint. Avec les
leviers tournants, les portes sont plus longues à s'ouvrir, mais
j'ai pu utiliser ces moments d'immobilité pour développer
les échanges, les dialogues avec les personnages, car c'était
un des rares moments où je savais où était le joueur.
Il y a également un travail d'écriture
dans l'intelligence artificielle.
Oui, c'est Christophe Beaudet qui a programmé l'IA de
tous les humains. Nous avons beaucoup travaillé pour définir
ce qu'ils doivent faire et dire dans telle ou telle situation... C'était
bien plus complexe que pour BGE à cause du réalisme, qui
est une référence quotidienne pour tout le monde : un
pet de travers et ça se remarque tout de suite. C'est très
difficile de tomber juste, alors que dans BGE, le monde a ses codes
propres, on est prêt à accepter beaucoup plus. Les émotions
sont représentées de manière iconique, il suffit
de les évoquer suffisamment bien pour créer une empathie
et c'est le joueur qui rajoute ce qui manque.
Les procédés narratifs utilisés
dans BGE et KK sont très différents.
Oui, dans KK on voulait absolument que le joueur contrôle
toujours le personnage dans les niveaux avec Jack, que la narration
passe entièrement par des scripts et non par des cinématiques.
L'inconvénient, c'est qu'il faut développer beaucoup d'astuces
pour attirer l'attention du joueur. Des astuces visuelles : des boyaux,
des lignes de force qui amènent les yeux à un endroit
précis, des compagnons qui nous précèdent et qui
se dirigent vers le lieu où va se dérouler l'action...
Ou sonores : quelqu'un qui parle, qui nous appelle… Par exemple,
à la première arrivée du T-Rex, quand il défonce
le pont avec les deux marins, on voulait évaluer si les joueurs
allaient bien voir la scène, car il ne fallait pas qu'ils partent
et la ratent. Et l'immense majorité d'entre eux s'orientaient
dans le bon sens. Toutefois, je pense que le script se prête surtout
aux émotions primaires, inscrites dans le gameplay : la panique,
la fuite, l'aide immédiate aux personnages… Dans BGE,
la séquence du phare n'aurait pas bien fonctionné en script,
je pense. Il fallait une emphase cinématographique pour insister
sur l'émotion.
Vous inspirez-vous d'expériences
personnelles pour écrire ?
Pour KK, j'étais aux anges car je suis un passionné
de jungle, j'ai fait plusieurs expéditions de survie en solitaire
au Gabon, au Pérou, en Equateur et en Guyane, où j'ai
passé 15 jours à traverser la forêt vierge sans
voir personne. Quand je suis rentré je devais présenter
le scénario à Peter un mois et demi plus tard. J'avais
des tas d'images en tête, ça m'a beaucoup nourri pour mes
croquis, mon prédécoupage en séquences. Une anecdote
: en Guyane, il y a ce qu'on appelle des mouches à feu, des espèces
de grosses guêpes noires de quatre centimètres dont les
piqûres brûlent -j'en ai été souvent victime,
j'avais la gueule déformée. On les retrouve dans le jeu
: quand tu vas trop loin dans les marais, elles bloquent le chemin et
t'attaquent pour te forcer à faire demi-tour.
Quels sont les jeux ou films qui vous ont
le plus impressionné, notamment du point de vue de l'écriture
?
Ico. Les mécaniques de gameplay
et l'animation fourmillent de détails presque invisibles qui
caractérisent les persos et créent une relation intense,
quasi muette, entre le héros et Yorda. Par exemple, la détermination
du garçon est exprimée par sa manière super énergique
de tirer et pousser les caisses. Sinon, j'adore Miyazaki, surtout ses
films les plus épurés comme Totoro, dont la force évocatrice
est énorme. Par exemple dans la scène mythique de l'arrêt
de bus, avec le parapluie, il ne se passe rien et c'est fabuleux, magique.
C'est très compliqué de faire simple, de taper juste à
ce point.
Pourquoi, d'après vous, le jeu touche-t-il
moins de monde que le ciné ? Matériellement,
c'est facile d'aller dans une salle de cinéma, d'aller voir un
type de films qu'on n'irait pas voir d'habitude. En revanche, pour un
non joueur qui n'a pas de console, c'est compliqué de sortir
et d'aller dans un magasin en se disant "Hop, achetons une console
et ce jeu dont on me parle, des fois que je deviendrais joueur"
(rires). Je pense que c'est une des raisons très élémentaires,
mais très importantes, qui expliquent la difficulté de
changer les mentalités, les préjugés sur le jeu
vidéo -sur consoles en tout cas.
Quels sont vos projets ?
Je ne peux rien en dire, si ce n'est qu'aucun BGE2 n'est malheureusement
prévu.
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