Interview : David Cage analyse une séquence de Fahrenheit
Article paru dans le hors-série jeu vidéo de Mad Movies (avril 2006)
   



Sorti en septembre 2005 sur PS2, Xbox et PC, Fahrenheit est un thriller paranormal à la narration ambitieuse, créé par le français David Cage et son studio Quantic Dream (déjà à l'origine du futuriste, spectaculaire et inventif Nomad Soul sur PC, dont David Bowie avait signé la musique).

Pour Mad Movies, David Cage a bien voulu s'essayer à un exercice inédit : une analyse en détails d'une séquence clé de Fahrenheit, où il explique ses choix de mise en scène et de conception, le déroulement et les difficultés du développement…. Moteur.

Synopsis

"Alors qu’il dîne dans un restaurant de Brooklyn, Lucas Kane tue un homme dans les toilettes. Il se sent comme possédé, dans une sorte d’état de transe, spectateur involontaire d’un crime horrible qu’il a lui-même perpétré. Il parvient de justesse à s’enfuir du restaurant sans être vu. Il va désormais poursuivre deux buts : échapper à la police qui commence son enquête et découvrir ce qui lui est arrivé dans ce restaurant de Brooklyn, par une froide nuit de janvier. La séquence présentée ici commence le lendemain de la nuit du meurtre, lorsque Lucas se réveille".

Le concept

"J'ai voulu créer un véritable film interactif, une expérience cinématographique dans laquelle le joueur dirige les principaux protagonistes et peut par ses choix changer le cours de l’histoire. Fahrenheit propose une approche nouvelle, certes imparfaite, mais qui esquisse le début d'un langage où "narration" et "interactivité" ne seraient plus des mots antagonistes mais complémentaires. Nous avons dû développer de nombreuses technologies et idées, notamment pour inventer une manière de "jouer" une histoire et d’interagir de manière fluide et intuitive avec l’environnement et les personnages. A travers une des premières scènes du jeu, je vous propose de découvrir quelques-unes des facettes de Fahrenheit".



1. Cauchemar

"Cette séquence intervient après l’enquête de la police sur les lieux du crime. On passe sans transition de la réalité à une vision cauchemardesque mettant en scène la victime du meurtre. Lucas Kane se réveille en sursaut dans son lit. Il croit d'abord qu'il a rêvé avant de réaliser qu'il y a du sang sur ses poignets : tout est vraiment arrivé.

Le passage de la réalité à la vision puis le retour à la réalité, le twist du héros qui se réveille en pensant avoir tout rêvé, sont autant d'emprunts aux techniques narratives du cinéma (fréquemment utilisées dans les films de genre, comme dans L’antre de la folie de John Carpenter). Un travail important a été fourni sur la qualité de la mise en scène grâce à un banc de montage temps réel développé en interne. Celui-ci permet de jouer en totale liberté avec les caméras, de changer plan par plan les focales, l'éclairage, la colorimétrie… Pour faire partager au joueur les émotions et les pensées des personnages, j'ai choisi d'utiliser des voix off".



2. Explorer l’appartement

"Le joueur est maintenant libre d’explorer son appartement. Il peut interagir avec la plupart des éléments du décor grâce à une interface spécialement conçue pour le jeu. Alors que la plupart des jeux proposent un éventail d'action limité et généralement répétitif, Fahrenheit propose un système où les actions sont totalement contextuelles. Les possibilités d’interaction sont très nombreuses et variées, utiles ou inutiles, avec des conséquences ultérieures ou immédiates sur le scénario. Le joueur peut prendre des pilules pour stopper sa migraine, appeler son frère au téléphone, prendre l’air sur le balcon, allumer la télévision ou aller prendre une douche...

La plupart des jeux vidéo proposent d’accomplir les actions à l’aide d’un simple bouton. Pour Fahrenheit, je voulais une interface qui ne soit pas qu’une simple télécommande, mais un réel support à l’immersion du joueur. Avec le stick analogique droit de la manette, le joueur peut accomplir le geste de son personnage comme s’il était directement en contrôle de son bras. De cette manière, il se trouve en train d’effectuer le mouvement sur son pad en même temps que son personnage à l’écran. Nous avons également intégré la vibration de la manette de manière à simuler le contact de la main qui saisit un objet. Le joueur a ainsi un retour "tactile" sur ce que ressent physiquement son personnage".



3. Le Miroir

"Dans son exploration de l'appartement, le joueur peut aller dans la salle de bain pour prendre une douche et soigner ses blessures. L'interaction avec l'armoire à glace est l'occasion d'un grand classique du cinéma de genre : le héros ferme la porte du miroir de la salle de bain et voit dans le reflet la victime ensanglantée du restaurant. Lorsqu’il se retourne, il n’y a personne.

L’objectif était vraiment de faire sursauter le joueur à ce moment et de semer le doute sur la santé mentale de Lucas. L’identification dans un jeu fonctionne de manière un peu plus complexe que dans un film : le joueur "est" le héros puisqu’il participe activement à ses décisions. Des émotions comme la surprise ou la peur, mais aussi la culpabilité ou l’empathie peuvent se trouver significativement renforcées grâce à l’interactivité et l’immersion qu'elle procure".



4. Prémonition 

"Alors que Lucas explore son appartement, il est soudain pris d'une migraine qui le plie en deux de douleur. Lucas commence à avoir des prémonitions d'événements quelques minutes avant qu'ils ne se produisent.

Dans beaucoup de jeux, on laisse le joueur libre d'explorer un lieu aussi longtemps qu’il le souhaite. Cette idée était contraire à une logique narrative comme celle de Fahrenheit, qui nécessite un rythme maîtrisé et soutenu. L’interactivité offre d’extraordinaires possibilités en la matière. Ici, Lucas a la prémonition qu’un policier va venir frapper à la porte de son appartement. Grâce à cette vision, le joueur comprend qu’il doit dissimuler les preuves qui l’accusent (notamment les draps et les vêtements ensanglantés qu’il portait la veille) avant que le policier n’arrive vraiment. Chaque vision s’accompagne du même rendu décalé (travail sur la colorimétrie et la texture). L'ensemble du jeu a été traité de manière à donner un léger grain à l'image et à saturer un peu la lumière. La technologie 3D permet aujourd'hui de retrouver les rendus de certains types de pellicules ou de bains, d'émuler les défauts des vraies optiques (lens flares et autres diffractions, que le cinéma cherche à tout prix à éviter et que les jeux vidéo cherchent désespérément à copier pour faire plus réaliste…)".



5. Le Policier

"Le policier vient frapper à la porte et cette fois c'est réel. Une ligne apparaît dans la barre cinémascope du haut de l'écran, indiquant le temps dont dispose le joueur avant que le policier ne défonce la porte. Le joueur doit mettre ce temps à profit pour dissimuler les preuves susceptibles de l'accuser. Il peut également aller immédiatement ouvrir la porte sans se préoccuper des preuves. Tout ce que fera le joueur aura des conséquences sur la suite de l'histoire.

La principale originalité de cette séquence, outre l'urgence liée à l'arrivée du policier, est l'utilisation de la technique du Split Screen. La série télévisée "24" a largement remis au goût du jour cette technique qui avait été relativement délaissée depuis les années 70 (en dehors de quelques ovnis comme Time Code de Mike Figgis). L'utilisation du Split Screen dans un jeu vidéo permet de laisser le contrôle du personnage principal au joueur tout en lui permettant de voir ce qui se passe ailleurs au même moment -en l'occurrence le policier qui frappe à la porte. On intègre ainsi une notion intéressante de "timer visuel". La principale difficulté a été d'ordre technique, avec la nécessité de calculer plusieurs fois l'image et de faire tenir l'ensemble en mémoire".



6. Dialogue à la porte

"Lucas finit par aller ouvrir la porte avant d'épuiser la patience du policier (dans le cas contraire, il aurait défoncé la porte et arrêté Lucas). Celui-ci explique à Lucas que des voisins ont entendu des cris provenant de son appartement et qu'il voudrait bien jeter un œil. Lucas explique que tout va bien, mais le policier suspicieux insiste et demande à entrer. Lucas obtempère. Les scènes de dialogues dans un jeu ont généralement la réputation d'être particulièrement ennuyeuses. Dans Fahrenheit, j'ai essayé de leur redonner du sens en permettant au joueur de choisir ce qu'il souhaite dire, ce qui a des conséquences sur l'histoire. Le joueur dispose d'un temps limité pour répondre, ce qui rend ces séquences assez tendues. Dans ce dialogue, le joueur va essayer de trouver une excuse polie pour empêcher le policier de rentrer dans l'appartement.

Pour les dialogues, nous avons utilisé une technique d'animation faciale contrôlée par un marionnettiste numérique équipé d'un gant à capteurs. Les personnages bougent les lèvres et les yeux de manière réaliste, et il y a des expressions sur l'ensemble du visage. La partie dialogue a nécessité un travail technique et artistique très important : Fahrenheit a été traduit en six langues (dont le japonais)".



7. Le Policier visite l’Appartement

"Le policier décide d'entrer et d'examiner l'appartement. La suite dépend entièrement de ce qu'a fait le joueur avec Lucas dans les minutes qui ont précédé. Le policier peut découvrir les vêtements ensanglantés si le joueur les a laissés par terre ou poursuivre sa visite normalement si le joueur les a dissimulés.

Pour Fahrenheit, nous avons utilisé la capture de mouvement (Motion Capture) sur des acteurs réels pour animer l'ensemble des personnages. Cette technique est la même que celle qui a permis de donner vie à Gollum dans Le seigneur des anneaux : on dispose plus de soixante dix marqueurs réfléchissants sur un acteur réel et des caméras infrarouges enregistrent ses mouvements en trois dimensions, lesquels sont ensuite appliqués à un personnage en image de synthèse. Le résultat est souvent saisissant de réalisme, mais a posé des difficultés. Outre la quantité astronomique d'animations pour un jeu vidéo (plus de douze heures d'animations utiles, trois mois de tournage soit l'équivalent d'un long métrage, plus de cinquante acteurs et cascadeurs), il fallait préserver la cohérence de la caractérisation des personnages tout au long du développement. Entre l'écriture et le résultat final, en passant par le design, la création graphique des personnages, l’animation, l'intégration au jeu et l’éclairage, c'est plus de deux années qui se sont écoulées. Il a souvent fallu faire appel à plusieurs acteurs pour un seul personnage (Lucas par exemple a nécessité six acteurs différents, comédiens ou cascadeurs en fonction des scènes et des actions). La création d'un seul personnage a souvent nécessité le travail d'une dizaine de personnes. La direction d'acteurs en Motion Capture présente également des difficultés spécifiques : pas de costumes ni de décors, souvent des tournages décalés entre personnages d'une même scène, des répliques de dialogues découpées, etc".



8. Climax

"Le policier se dirige vers la porte de la chambre. Dans cette version de l'histoire, le joueur n'a pas dissimulé le sang sur les draps du lit (il aurait pu le faire et l'histoire aurait évolué différemment). Si le joueur ne réagit pas à ce moment précis, le policier entre dans la chambre et découvre le sang. Ici, Lucas se précipite pour empêcher le policier d'entrer. Le joueur dispose de différents choix de dialogues avec des excuses plus ou moins vraisemblables. Ce dialogue offre une véritable tension avec un échange de regards entre le joueur et le policier qui fait se demander au joueur comment le policier va réagir.

J'ai essayé de faire un travail important sur l'écriture des personnages en leur donnant un véritable background ainsi qu'un arc émotionnel au cours de l'histoire. L'appartement de Lucas est rempli d'objets évoquant son passé, que le joueur va progressivement découvrir. On a souvent l'image des héros de jeux vidéo comme étant de gros barbares musclés ou des aventurières à gros seins. Cette tendance est en train de changer actuellement avec de plus en plus de scénarisations originales et audacieuses et des personnages de plus en plus intéressants. C'est ce que veut faire Fahrenheit en proposant des personnages complexes et réalistes".



9. Hésitation

"Lucas explique que sa petite amie dort dans la chambre. Le policier décide finalement de renoncer et repart. Le joueur aurait pu choisir une excuse moins crédible, auquel cas le policier serait entré et aurait découvert le sang sur les draps (toujours l'idée que les actions du joueur modifient la narration).

Fahrenheit a bénéficié de la participation du compositeur Angelo Badalamenti, connu notamment pour ses multiples collaborations avec David Lynch (Twin Peaks, Mulholland Drive…). Angelo a écrit près d'une heure de musique orchestrale pour le jeu. Je lui ai avant tout demandé d'oublier qu'il s'agissait d'un jeu vidéo et de travailler comme si Fahrenheit était un film. Les jeux vidéo utilisent encore beaucoup de musique genre "Péplum" pour impressionner le joueur. Celle d'Angelo est chargée d'émotion, de nuances et de sensibilité. Elle donne véritablement une autre dimension à l'ambiance et à l'histoire".



10. Epilogue

"Le policier parti, Lucas referme la porte, soulagé. Il a réussi à échapper à la police, mais le regard suspicieux de l'agent lui fait penser qu'il doit maintenant découvrir ce qui s'est passé dans ce restaurant au plus vite, avant qu'il ne soit arrêté.

Dans un coin de l'écran s'affiche une petite icône. Il s'agit de l'état mental du personnage, son équilibre psychologique. Celui-ci peut être altéré positivement ou négativement par les actions du joueur, ses relations avec les autres personnages ou par ses choix moraux. En l'occurrence, Lucas est soulagé du départ du policier, ce qui fait remonter son état mental. S'il se comporte froidement avec son ex-petite amie, son état mental baissera. Dans une autre scène, le joueur aura le choix de sauver un enfant dans un parc ou de le laisser à son sort. Là encore, la décision pèsera sur son équilibre psychique. Si le joueur accumule la pression psychologique sur son personnage, celui-ci finira par craquer. Lucas pourra soit décider de se rendre à la police, soit devenir fou et finir dans un asile psychiatrique, soit se suicider. Le joueur doit donc impérativement prendre soin de ses personnages. Ceci joue un rôle important dans son attachement à leur histoire et contribue à les rendre plus réels".

>>> La scène du meurtre, incident déclencheur de Fahrenheit.