Interview : Gonzalo Frasca, game designer et chercheur
Article paru dans le n°5 d'IG Mag - novembre 2009
 

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es jeux et les simulations ne sont pas seulement une distraction : ils peuvent également nous faire réfléchir sur le monde ». Même aujourd’hui, ces propos de Gonzalo Frasca, qui datent de 2004, sont jugés hérétiques par l’arrière-garde de l’industrie du jeu vidéo. Pour ce game designer né sous une dictature militaire en Uruguay, concevoir des jeux politiques s’est pourtant imposé comme une évidence. Dès 2003, September 12th, son célèbre petit jeu en Flash sur les conséquences de la « guerre contre la terreur », annonce l’émergence d’une forme interactive de caricature politique ainsi que l’explosion des newsgames (jeux inspirés de l’actualité).

Fondateur du studio Powerful Robot Games dont il supervise les jeux, ancien journaliste à CNN Espagne, ex-chercheur à l'université de Copenhague, cocréateur du site de référence sur les serious games, WaterCoolerGames.org, Gonzalo Frasca nous parle de sa vision et de la naissance de September 12th. Il répond surtout à cette grande question : le jeu vidéo peut-il changer le monde ?

Pourquoi mêler jeu vidéo et politique ?
Gonzalo Frasca : Pour moi, c'était naturel. Je suis né dans l’atmosphère répressive de l’Uruguay des années 70, donc la politique - même interdite - était partout. Mes parents tenaient régulièrement des réunions secrètes avec des activistes. Pour se tenir au courant, nous écoutions des émissions de radio à ondes courtes à un volume très bas. J'étais enfant et je n'avais aucune idée de ce qu'il se passait. Mais ce que j'ai appris, c'est que la politique n'est pas triviale. Quand on a vécu sans liberté, on en apprécie la valeur.

Je sais que vous avez été marqué par l’ancêtre du Monopoly, The Landlord’s Game, qui cherchait à démontrer les aspects négatifs de la concentration privée des terres.
Tout game designer a énormément à apprendre du Landlord's Game - pas juste de ses mécanismes, mais aussi de sa genèse. Un jeu n'est jamais réductible à un simple ensemble de règles : l’ « habillage » et le contexte sont tout aussi importants. Toutefois, mes influences principales sont en fait les jeux sur ZX Spectrum. A cette époque, les gens n'avaient pas beaucoup d'idées préconçues sur ce que devait être un jeu, donc ils évoquaient des sujets fous, fantastiques, mais aussi des activités plus prosaïques. L’un de mes jeux préférés était Skool Daze, qui simulait la vie quotidienne dans un environnement scolaire. Enfant, je me sentais davantage concerné par ce titre que par des univers de science-fiction.

Dans September 12th, le joueur dirige une croix qui lui sert à lancer des missiles sur une ville du Moyen-Orient dont la population se compose d’une majorité de civils et de quelques terroristes. Il est quasiment impossible de tuer des terroristes sans engendrer des « dommages collatéraux ». A chaque fois qu’un personnage meurt, certains habitants le pleurent et, soudainement, deviennent eux-mêmes des terroristes. Après quelques minutes, leur nombre est incontrôlable. Quelle est l’origine de ce projet ?
L'idée m’est venue immédiatement après avoir lu un commentaire sur Internet disant que la « guerre contre la terreur » menée par les Etats-Unis n'apporterait que davantage de violence.

Comment inciter le joueur à prendre du recul sur ses actions ?
Dans September 12th, j’ai fait en sorte que la cadence de tir du viseur soit lente, pour autoriser un temps de réflexion. Par ailleurs, le petit texte introductif place le joueur dans un état d’esprit propice (« Ceci n’est pas un jeu. Vous ne pouvez ni gagner, ni perdre. C’est une simulation. Elle n’a pas de fin. Elle a déjà commencé. Les règles sont mortellement simples. Vous pouvez tirer. Ou pas. C’est un modèle simple que vous pouvez utiliser pour explorer certains aspects de la guerre contre la terreur »). Mais c'est difficile de prévoir avec certitude le comportement des personnes qui essaieront le jeu. En tout cas, les moins de 30 ans ont instantanément compris September 12th, alors que j'ai souvent dû en éclaircir le sens aux personnes qui ont passé cet âge. L’assimilation du langage du jeu vidéo a complètement évolué d'une génération à l'autre. C’est surprenant.

September 12th a été employé dans des salles de classe pour, selon vos propres termes, « allumer l’étincelle pour penser », c’est-à-dire lancer des débats sur le terrorisme et la politique étrangère des Etats-Unis. Avez-vous des détails ?
J'ai eu quelques e-mails de professeurs, mais ils ne m'ont pas donné d’informations sur leurs établissements et, pour être sincère, je n'ai pas osé demander. En tant que chercheur, peut-être aurais-je dû le faire. Je sais juste que certains de ces lycées étaient situés en Californie, en Israël et à Bergen, en Norvège.

Parmi les réactions suscitées par le jeu, laquelle vous a vraiment touché ?
J’ai été sidéré par un blog dont l’auteur racontait son premier rendez-vous avec une fille. Il disait avoir discuté avec elle pendant quelques minutes de September 12th. Qu’un projet de ce genre, créé dans une petite pièce en Uruguay, ait pu s’immiscer dans une rencontre amoureuse m’a vraiment étonné et rendu heureux. Il s’agit d’un des plus beaux moments de ma vie professionnelle.

Le chercheur Ted Friedman affirme qu’il est plus facile d’imaginer un jeu vidéo fondé sur le Capital de Marx qu’un film. Qu’en pensez-vous ?
Je suis totalement d’accord. En réalité, il s’agit du coeur de mes recherches. Les jeux vidéo savent extrêmement bien décrire et faire comprendre des systèmes complexes (économiques, sociaux, etc.). Mieux que les livres, même ! Ceux-ci sont davantage adaptés à l’explication de longues séquences de causes et d’effets avec des variables limitées, par exemple.

Connaissez-vous des personnes qui ont altéré ou nuancé leur opinion sur certains sujets après avoir pratiqué des jeux politiques - les vôtres, par exemple ?
Il est très difficile de changer radicalement l’opinion de quelqu’un. Je ne pense même pas que les jeux vidéo en soient capables. J’ai effectivement croisé des tonnes de joueurs qui m’ont dit que September 12th les avait fait réfléchir pendant un certain temps, même s’ils n’étaient pas d’accord avec son message. C’est suffisant pour moi. Déclencher une analyse critique est le meilleur que nous puissions espérer obtenir avec un jeu. La plupart des bons titres me font méditer sur des sujets précis et, à défaut de bouleverser ma vision du monde, ils contribuent à l’élargir. Je citerais notamment The Sims, Sim City, Super Columbine Massacre RPG !, Under Ash, PeaceMaker, tous les jeux du site Molleindustria.org…

En dehors de quelques cas isolés (le film Indigènes qui a poussé le gouvernement français à réévaluer les pensions attribuées aux soldats maghrébins et africains qui ont combattu pour la France lors de la Seconde Guerre mondiale), l’art - et le jeu vidéo - ont-ils jamais exercé une influence politique ?
C’est arrivé en Australie avec le jeu Escape from Woomera, qui a contribué à altérer la politique d’immigration et de rétention de ce pays.

Croyez-vous vraiment que ce jeu, qui reconstituait le camp de Woomera, a pesé sur le gouvernement ? Certes, il dénonçait les conditions de vie dans ce lieu insalubre où les immigrés - pour la plupart des demandeurs d’asile - étaient entassés et maltraités. Mais la politique de l’Australie en la matière est restée la même.
Pour autant que je sache, le jeu a généré de vives discussions sur le sujet. Les médias en ont beaucoup parlé et c’est en partie grâce à lui que la population a pris conscience de la situation des prisonniers de Woomera. C’est tout de même quelque chose. Dans tous les cas, la fermeture du camp constitue une réussite.

Les jeux politiques ne prennent-ils pas le risque de ne prêcher que les convertis ?
Bien sûr. Je pense toutefois que ces jeux atteignent un large public. Je sais que September 12th a été essayé par des tonnes de personnes (des millions, en fait) et je suis certain que c’est aussi le cas de McDonald’s Videogame. Peut-être notre public se compose-t-il d’abord de jeunes gens familiers d’Internet, mais je doute sérieusement qu’ils soient tous déjà convertis aux idées transmises par nos jeux.

Quand nous en avions parlé en 2004, vous pensiez que le newsgaming ne déploierait pas son potentiel créatif et commercial avant quelques années, voire une décennie. Où en est-on aujourd’hui ?
En 2007, le New York Times a publié sur son site le jeu Food Import Follies, dans sa rubrique Op-Ed (tribune libre). C’est un grand pas. Pourtant, nous sommes encore loin du futur que je prédisais. Peut-être parce qu’une large partie du grand public ne « parle » pas encore très bien le langage du jeu vidéo, et ne les prend pas au sérieux. Mais il suffit d’un hit pour déclencher une révolution. Je veux bien parier mon orteil droit que cela va finir par arriver (sourire). Ceci dit, des milliers de jeux ne se préoccupent pas de politique et c’est très bien ainsi.

Quels problèmes la conception de jeux politiques pose-t-elle ?
Il est difficile de ne pas présenter le monde en noir et blanc. Du coup, j’ai plein d’idées que je n’arrive pas à modéliser. Cependant, je pense que les vrais obstacles, ce sont le temps, le travail et l’argent que nécessite la création d’un jeu, même modeste. D’autant qu’il n’existe pas encore de marché pour ce genre de titres.

Comment changer la donne ?
Eh bien, il « suffirait » qu’un jeu extrêmement bien fait aborde un sujet qui touche vraiment les gens. Prenez le long métrage Fahrenheit 9/11 de Michael Moore, par exemple. Qui aurait pu penser qu’un film aussi politique engrangerait 220 millions de dollars de recettes dans le monde et obtiendrait la Palme d’Or ? A l’avenir, les serious games auront une part de marché similaire à celle des documentaires.

Dans votre thèse, vous dressez un parallèle entre le jeu vidéo et le « théâtre de l’opprimé », participatif, qu’a théorisé et pratiqué le dramaturge brésilien Augusto Boal. Celui-ci a pour objectif d'entraîner le spectateur/acteur à affronter les situations d'oppression. Y croyez-vous toujours aujourd’hui ?

Plus que jamais. Il me semble qu’aucun jeu n’a suivi les idées de Boal jusqu’à présent, mais il s’agit d’une mine d’or inexploitée pour les game designers. D’une certaine façon, grâce à son théâtre interactif qui visait à changer la société, Boal fut probablement le concepteur de jeu le plus révolutionnaire de son époque, dans tous les sens du terme. Je lui ai parlé plusieurs fois avant sa mort en mai 2009. Il ne connaissait guère le jeu vidéo, mais était très intéressé par mon approche. Je tenterai peut-être de créer des jeux « à la Boal » un jour… si j’en trouve le temps (sourire).

Quels sont vos projets ?
Notre dernière commande est Star Wars : Path of the Jedi, un jeu de plate-forme / action que nous avons créé pour Cartoon Network. Il a été lancé fin 2008 et je suis très fier de son game design. C’est notre premier gros projet sans aucune portée politique… hum, maintenant que j’y pense, peut-être ai-je tort (sourire).