F-Zero, le flow artistique
Article paru dans le Libération du 21 novembre 2003
 

D
es bolides traversant à toute vitesse des circuits tortueux et colossaux, construits au-dessus de planètes et de villes décharnées, étranges, parfois mélancoliques : fin 1990, le premier F-Zero pour console Super Famicom invente un genre, la course futuriste, devenu depuis l'une des figures majeures du jeu vidéo moderne.

N
intendo met huit ans (soit une éternité pour un médium aussi jeune que le jeu vidéo) avant de donner une première suite à ce titre pionnier : le révolutionnaire F-Zero X, sur Nintendo 64, est une expérience génialement conçue, tétanisante de vie, de subtilité, de rapidité et de violence abstraite. Les circuits en 3D sont littéralement renversants, les vingt-neuf concurrents, inhabituellement intelligents, imprévisibles, faillibles et agressifs, peuvent être précipités dans le vide ou contre les rebords à coups de carrosserie, les stratégies s'élaborent à 1600 km/h, les riffs hurlants et la batterie emphatique évoquent le meilleur métal instrumental des années 80... Plusieurs centaines d'heures de jeu plus tard, les fans de Nintendo, commotionnés, considèrent encore F-Zero X comme le sommet absolu, furieux, inextinguible, ciselé et rock 'n' roll de l'histoire de l'éditeur japonais.

Codéveloppée par Sega et Nintendo (longtemps ennemis jurés, désormais partenaires depuis l'abandon par Sega de la production de consoles en mars 2001), la version GameCube, sortie en France il y a quelques semaines sous le nom de F-Zero GX, doit l'ensemble de ses mécaniques de jeu à ce fondamental épisode Nintendo 64. Mais elle substitue à l'aridité de ce dernier une opulence et une frénésie graphiques singulières. L'intensité et la précision du gameplay, l'architecture monumentale des circuits, les décors et effets spéciaux extravagants suscitent une altération très particulière de la conscience que le psychologue américain Mihaly Csikszentmihalyi a conceptualisé sous le terme de "flow state". Un état second où l'individu se dissout, s'oublie entièrement dans ce qu'il fait. Cette sensation exquise d'être un avion en pilotage automatique, parfaitement maître de la tâche qu'il accomplit, orienté vers un objectif clair, est familière des joueurs de toutes sortes : sportifs, musiciens, acteurs… et, bien sûr, gamers.

Ce flow extatique, F-Zero GX le brise sporadiquement –circuits et pièges parfois peu lisibles, musiques fades, bruitages sourds qui ne récompensent pas assez bien certaines actions (les chocs avec les concurrents par exemple)… Il n'en s'agit pas moins d'un de ces rares jeux capables de faire authentiquement bouillonner le cerveau et les sens, un chef-d'oeuvre grisant et vertigineux qui couronne une année 2003 exceptionnelle pour la GameCube et le jeu vidéo en général.