Interview d'Hideo Kojima
Article paru dans le n°47 de Chronic'art (juillet-août 2008)
 

Tour à tour humble et mégalomane, le japonais Hideo Kojima, 44 ans, est le créateur de la grande série Metal Gear : des jeux d'action fous et foisonnants, populaires et expérimentaux, sérieux et absurdes, réalistes et fantastiques, spectaculaires et pacifistes, d'immenses magasins de jouets qui se muent en expériences cinématographiques outrancières. Rencontre avec l'un des plus grands game designers du monde.

Chronic’art : Pouvez-vous nous décrire une journée typique d'Hideo Kojima ?

Hideo Kojima : Elle commence à 6h00 du matin. J'assiste à une succession de réunions concernant la société Konami dans sa globalité, mon studio Kojima Productions et l’équipe qui se consacre à Metal Gear. J'échange ensuite de nombreux mails avec les personnes associées au projet, qu'elles soient internes à Konami ou salariées d'entreprises extérieures. L'après-midi, j'écris le scénario du jeu, je surveille les autres productions de mon studio et je travaille sur les questions de gestion. Le soir, enfin, j'attaque la partie que je préfère par-dessus tout : la création pure. Je réfléchis intensément à toutes les idées à mettre en œuvre sur le projet. Puis je rentre chez moi vers minuit, je me douche, je mange et je me couche (rires). A vrai dire, je n'ai quasiment plus de temps libre en ce moment.

Comment créez-vous un jeu, étape par étape ? Par quoi commencez-vous ?
Je pense d'abord aux lieux de l'action, puis aux buts assignés au joueur. Ensuite, le scénario et le gameplay avancent en parallèle.

Comment décidez-vous de la répartition entre les phases de jeu pur et les cut-scenes - ces séquences narratives et cinématographiques qui ont contribué à la renommée de la série Metal Gear Solid ?
Pour transmettre une idée, je cherche d'abord à utiliser les mécanismes de jeu quand c'est possible. Sinon, j'emploie les codecs, c'est-à-dire des dialogues entre les personnages par transmission radio. Mais lorsqu'il s'agit de mettre en valeur ou d'accentuer une émotion, une scène dramatique, un thème précis, l'apparition d'une mécanique de jeu ou l'arrivée d'un personnage, je préfère me servir des cut-scenes. Elles sont plus efficaces.

Il vous arrive tout de même de communiquer des messages forts pendant les phases de jeu pur. Par exemple, vous incitez régulièrement votre public à réfléchir à la guerre et à la violence. Dans MGS 3, pendant le combat contre The Sorrow, le joueur est ainsi directement confronté aux fantômes de tous les ennemis qu'il a tués pendant la partie. « Maintenant tu vas sentir la tristesse de ceux dont tu as pris la vie », prévient le personnage. Avez-vous eu du mal à concrétiser ce concept ?
En fait, j'ai surtout eu du mal à transmettre l’idée à mon équipe. Je voulais mettre le joueur face aux conséquences de ses actions, et même avec des descriptions écrites ou des dessins, mon équipe ne comprenait pas pourquoi je désirais intégrer une phase pareille. Du coup, comme j'avais en tête les moindres détails de la scène, j'ai décidé de soumettre séparément chaque petite pièce du puzzle à chaque membre de l'équipe, puis je les ai assemblées. Et c'est en jouant pour la première fois à la séquence terminée que l'équipe a enfin saisi mon intention (rires). De la même manière, en 1987, quand j'ai imaginé le premier Metal Gear, j'ai eu beaucoup de mal à en expliquer et imposer le concept : à l'époque, tous les jeux obligeaient le héros à attaquer constamment, alors qu’à l’inverse celui de Metal Gear devait se cacher et s'échapper pour gagner.

Dans MGS 3, le héros affronte également The End, un vieil homme armé d'un fusil de sniper. Capable de prendre l'apparence de son environnement et de se régénérer grâce aux rayons du soleil, il attend patiemment sa cible, caché en pleine jungle. L'aire de jeu est vaste et les manières de remporter le combat, multiples. Comment avez-vous conçu ce moment d'anthologie ?
Je voulais avant tout mettre en scène un vrai duel de snipers, extrêmement long et tendu. Dans le jeu final, nous avons réglé le combat de manière à ce qu'il dure entre trente minutes et une heure, alors que je souhaitais, au départ, que le joueur puisse y passer une demi-journée (rires). Pour moi, le joueur devait se mettre dans la peau d'un sniper, acheter de quoi boire et se nourrir au supermarché pour se préparer à une attente interminable. Problème : aucun membre de l'équipe ne parvenait à battre The End ! Quand nous avons en plus constaté qu'un joueur moyen mettait une heure à comprendre et à appliquer la bonne stratégie, nous avons jugé que cela nuisait au rythme du jeu et avons pris le parti de revoir à la baisse le niveau de difficulté. En revanche, il était prévu dès le départ que The End meure de vieillesse si le joueur avançait l'horloge interne de la console d'une semaine.

Les développeurs occidentaux comme Bungie ou Ubisoft utilisent de plus en plus les playtests, qui visent à améliorer les mécaniques de jeu en disséquant les réactions d'un panel de joueurs. Pratiquez-vous ce type de tests ?
Oui. Dans le cas de MGS 4, comme la série appartient à un genre particulier, nous avons d'abord constitué un échantillon de fans japonais de la série et d'amateurs de jeux d'action comme Halo ou GTA. En écoutant les critiques émises par ces joueurs sur le système de contrôle par exemple, nous avons modifié des éléments. Nous avons ensuite soumis le jeu à un public plus large, notamment des personnes moins habituées aux jeux d'action. Enfin, nous avons étendu ces tests à d'autres pays, pour ajuster des détails minimes comme l'emplacement de la carte, la typographie des lettres ou la possibilité d'afficher ou non le réticule de visée. Nous avons effectué des réglages jusqu'à la toute dernière minute.

Quels changements majeurs avez-vous dû apporter ?
Comme il y a plusieurs façons différentes d'appréhender les niveaux, certains joueurs se perdaient. Il a donc fallu enregistrer des codecs, des messages radios qui s'enclenchent automatiquement pour guider les joueurs qui n'arrivaient plus à avancer. Nous avons recueilli des informations très précises sur le comportement des joueurs : combien de temps ceux-ci mettent-ils pour terminer tel niveau ? Quelles armes ont-ils utilisé pour vaincre tel ennemi ?... En fonction des résultats, on répartissait les armes ou on changeait l'intelligence artificielle de l'ennemi pour équilibrer la difficulté.

Et avant l'étape de playtests, lorsque vous concevez le jeu, dans quelle position vous mettez-vous ?
En fait, j'imagine plusieurs personnages (un cinéphile, un amateur de FPS, une personne très énergique, une autre très posée, une autre très pointue qui fait attention à tout, un de mes amis, un membre de ma famille, le héros d'un roman ou d'un film que je connais...), et j'essaie de prévoir comment chacun d’entre eux réagirait face à tel événement du scénario ou tel aspect du gameplay. Mais quand je réalise des playtests, ensuite, je constate souvent de grandes différences entre ce que je m'étais représenté et ce que les joueurs attendent vraiment (sourire).

Comment vous est venue l'idée d'aborder le sujet des CMP - Compagnies Militaires Privées [en Irak, ces sociétés travaillent directement pour le Pentagone ; certaines d'entre elles ont été impliquées dans le scandale d'Abou Ghraib et le meurtre de civils sans que les coupables aient été inquiétés] ?
L'opposition à la guerre est le thème central de Metal Gear. Au départ, l'idée principale de MGS 4, c'était l'évolution de la guerre depuis la fin de la Guerre froide. Après des événements terroristes comme le 11-Septembre, j'ai cherché ce qui constituait la plus grande menace actuelle et j'ai réalisé que la guerre était devenue un vrai business, que les entreprises ne fournissaient plus seulement les armes et le matériel mais aussi les hommes. Je voulais faire connaître au monde entier ce changement, parler de l'utilisation des armes autonomes (qui s'auto-dirigent) ou des enfants soldats... Je me suis beaucoup documenté sur les CMP ou sur la psychologie des combattants.

Plus généralement, où trouvez-vous votre inspiration ?
Je lis beaucoup de romans, d’essais ainsi que la presse. Lorsque le Net n'existait pas, je passais des heures dans des bibliothèques, mais désormais je surfe pour faire des recherches préalables. Comme je ne sais pas déchiffrer l'anglais, je demande qu'on me traduise les textes qui m'intéressent. Pour mieux débroussailler certains sujets très pointus, je suis même obligé de consulter des livres qui s'adressent aux enfants de primaire (rires).

Comme vous le disiez, la série Metal Gear est pacifiste. Récemment, les troupes japonaises ont été engagées dans des opérations controversées de maintien de la paix en Irak. Que pensez-vous de la future réforme de la constitution qui devrait permettre au Japon d'intervenir militairement à l'étranger ?
Je suis absolument contre le fait d'envoyer l'armée japonaise à l'étranger, mais si on ne le fait pas, peut-être les autres pays auront-ils davantage recours aux CMP pour compenser (sourire). Plus sérieusement, je comprends tout à fait que l'armée d'auto-défense japonaise ne constitue pas une véritable armée. Une fois sur le terrain, elle n'est censée participer à aucune attaque, aucune offensive. Mais c'est un point encore assez ambigu pour l'instant. Nous verrons bien.

Vos jeux contiennent beaucoup d’humour - trop, selon certains joueurs ou journalistes qui pensent que cela nuit à la crédibilité de votre message global.
C'est vrai que la série Metal Gear est beaucoup plus drôle que Splinter Cell par exemple. D'ailleurs, l'aspect comique de Metal Gear n'est pas très bien compris par mon équipe, qui préférerait créer un jeu plus classe, et qui ne veut pas d'un héros qui se déplace sous un carton pour se cacher (rires). Mais depuis le premier Metal Gear Solid, l'équipe saisit mieux l'utilité de cet humour. Metal Gear est un jeu d'infiltration qui exige des gestes et déplacements discrets et précis. Comme cela génère un grand stress chez le joueur, j'ai voulu ajouter des touches d'humour et des moments plus relaxants qui permettent de neutraliser temporairement la tension. Ainsi, quand celle-ci repart ensuite de plus belle, l'effet est d'autant plus fort. C'est une technique qu'utilisait Hitchcock dans ses films. Par ailleurs, l'humour a aussi pour but de maintenir l'attention du joueur en l’amusant. Si les Metal Gear étaient constamment terrifiants, le joueur n'aurait pas forcément envie d'y revenir après une journée de travail ou d'étude.

Le thème de la transmission est central dans tous les épisodes de Metal Gear Solid. Qu’espérez-vous transmettre à la génération de votre fils par l’intermédiaire de la série ?
L'idée de rendre possible l'impossible. Grâce à MGS, j'aimerais que les gens trouvent le courage de se surpasser et de surmonter les épreuves de la vie.

Après Metal Gear Solid 4, la saga Metal Gear continuera sans vous . Cette séparation est-elle difficile à vivre ?
Pas vraiment. Je sais qu'il existe de nombreux fans de Metal Gear dans le monde, mais je désire passer à autre chose.

(Propos recueillis avec Cyril Lener)