Shadow of the colossus
Article paru dans le n°261 de BeauxArts Magazine (mars 2006)
 



C
oncepteur, animateur et dessinateur chez l'un des studios japonais de Sony, Fumito Ueda, 33 ans, a acquis une réputation de maître précoce avec son premier jeu, Ico, paru fin 2001. La pureté, la mélancolie et la grandeur de sa vision, ainsi que sa fascination pour le mouvement, y étaient déjà frappantes. Plus radicale encore, sa deuxième œuvre, Shadow of the colossus (sur PlayStation 2), se vit comme un dessin animé épique, poétique, fantastique et mystique de Miyazaki qui atteindrait un degré d'abstraction et de suspension narratives proche du film Gerry, de Gus Van Sant.

Un jeune guerrier, accompagné de son cheval noir, entre dans un territoire sacré et interdit où s'élève un temple. Il y dépose le corps inerte d'une femme qu'on devine être son amour perdu. Seule la mort de seize colosses permettra de la ressusciter. De ce monde, de ces protagonistes, de ces créatures, le jeu dit volontairement peu, préférant laisser s'égarer l'imagination. Ce minimalisme, cette élégance suggestifs distinguent nettement le travail d'Ueda de celui de ses pairs. Pour trouver l'emplacement du prochain colosse à affronter, le héros n'est pas guidé par un personnage répétant toujours les mêmes phrases, mais par un faisceau de lumière qui surgit de son épée pour indiquer la bonne direction. Le voyage à cheval qui s'ensuit peut prendre quelques minutes, longs moments de contemplation solitaire et d'exploration. Cette dernière s'avère d'autant plus pénétrante, libératrice et mystérieuse que l'univers du jeu se déploie en un seul bloc (une prouesse technique), gigantesque, vertigineux, riche, accidenté, dépeuplé, esthétiquement homogène, et dépourvu de restrictions factices, de menaces, de découpage en "niveaux" ou d'objets absurdes à ramasser.



Quand, enfin, le colosse apparaît, nous sommes saisi par le contraste avec la pérégrination méditative, dépouillée qui a précédé. De caractéristiques variables (terrestres, volants, agressifs, peureux, intrigués…), les colosses évoquent souvent des animaux sauvages géants, recouverts de fourrure, de pierre et de masques étranges, inquiétants, rappelant des tribus disparues. Les plus grands d'entre eux constituent rien moins que des architectures folles, mouvantes, vivantes, auxquelles le héros doit s'accrocher pour entamer son ascension difficile jusqu'aux différents points faibles de la bête. Quand notre lame perce la chair du colosse qui se débat, du sang noir jaillit de la blessure, créant parfois une impression ambiguë, mélange de triomphe et d'empathie (surtout lorsque le monstre, paisible, ne riposte pas). Défait, le colosse s'écrase doucement sur le sol, alors qu'une mélodie subtilement triste semble questionner la légitimité du geste et de la quête démesurée, égoïste du héros. De son ouverture à son dénouement, le jeu procure des émotions multiples, communiquées avec délicatesse et réalisme, quasiment sans dialogues et, généralement, pendant que nous participons à l'action. Ces rares qualités inscrivent définitivement Shadow of the colossus parmi les jeux qui comptent. Ceux qu'on considérera certainement encore, dans quelques décennies, comme les premiers chefs-d'œuvre d'un art naissant.


>>> La manière Ueda



Un garçon banni de son village à cause de ses cornes et une jeune femme évanescente au langage obscur cherchent à sortir, ensemble, des vestiges d'un château dédaléen, habité par des ombres hostiles : sorti fin 2001 sur PlayStation 2, Ico, le premier jeu du concepteur de Shadow of the colossus, Fumito Ueda, est une épure. "Plus un jeu est complexe, plus il est difficile d'en maintenir la cohérence, explique Ueda. A ce titre, nous avons construit Ico à partir d'un nombre limité d'éléments essentiels, pour en intensifier le niveau de détail, d'unité, de vérité et d'expressivité. Nous avons également retiré tout ce qui bride fréquemment l'implication du joueur : indications à l'écran, inventaires compliqués, musique en boucle, personnages robotiques… Nous voulions modeler un rêve palpable". La création de Shadow of the colossus s'est appuyée sur des principes assez similaires.

>>> Majoritairement silencieux, le jeu met ainsi en valeur une musique orchestrale mémorable, qui ne se déclenche qu'à proximité d'un colosse.








































































>>> Lorsqu'il attaque, ce géant abat lentement son bras gigantesque. Le sol tremble, un trou se creuse, de la terre se soulève. Très spectaculaire.



































































>>> Très éloignés des châteaux de jeu vidéo typiques, les édifices de Shadow of the colossus sont monumentaux. Fondus dans leur environnement, ils semblent hantés par une longue histoire.