Interview croisée d'Enki Bilal, Yoshitaka Amano et Michel Ancel
Article paru dans le n°91 de JeuxVidéo Magazine - juin 2008
 



A
l'occasion du Forum International Cinéma et Littérature de Monaco, longue rencontre entre Enki Bilal, dessinateur et réalisateur (La trilogie Nikopol), Yoshitaka Amano, illustrateur, peintre et créateur d'univers (Final Fantasy) et Michel Ancel, game designer (Rayman, Beyond Good and Evil, King Kong).

JVM : Qu'appréciez-vous dans ce festival ?
Bilal : J'aime son principe : la transversalité, qui est une discipline très mal pratiquée en France, commence à se faire enfin, et ici, c'est la règle. On fait se rencontrer les milieux du livre, de la production, de la BD, du graphisme, du jeu vidéo... et cela peut créer des projets, des potentiels créatifs assez puissants et novateurs. J'ai d'ailleurs accepté le poste de président d'un jury qui désigne la meilleure BD adaptable à la télévision ou au cinéma. C'est un prix bancal, bâtard, mais cela ne me pose aucun problème car cela fournit une vitrine au vainqueur et aux sélectionnés. Des contacts, des projets peuvent s'établir grâce à ces prix.

Ce matin vous disiez avoir appris lors de ce forum.
Bilal : Oui, au sujet du jeu vidéo. Je suis encore naturellement méfiant envers le jeu car c'est quelque chose qui est en train de prendre énormément d'importance et que je ne connais pas - je n'ai jamais joué à un jeu vidéo. Mais j'ai accepté que mon oeuvre soit adaptée en jeu vidéo, parce que j'aime l'ouverture et la prise de risques - je n'ai jamais fait de film formaté par exemple.

Et vous Michel ?
Ancel : Je rejoins Enki. Le jeu vidéo a beaucoup à gagner dans la rencontre et la connexion avec d'autres milieux. J'étais enchanté de savoir qu'on allait partager des interviews, des débats, des ateliers pour voir la même création sous différents points de vue... Le jeu vidéo doit continuer à s'enrichir auprès d'autres media. Ce serait un énorme danger pour le jeu vidéo de se scléroser, de s'auto-suffire, on se retrouverait toujours avec les mêmes produits.

Bruno Bonnell a dit ce matin qu'il n'y a pas d'auteurs dans le jeu vidéo...
Bilal : Ce sont des mots.

Ancel : Oui... (il éclate de rire) J'ai l'impression que c'est une façon de dire que l'acte de création est le fruit d'un effort commun : on n'est pas auteur de jeu vidéo comme on peut l'être en travaillant seul chez soi...

Bilal : Chacun peut interpréter cette phrase à sa manière. Mais par exemple moi j'ai fait une bande dessinée d'auteur, la trilogie Nikopol, et elle va se retrouver fabriquée sous forme de jeu vidéo. Est-ce que ce sera un jeu d'auteur, je n'en sais rien. Pour ses jeux, Benoît Sokal a, j'imagine, tout investi : il a défini les séquences, l'interactivité. Moi j'ai simplement donné un accord pour qu'on utilise mon personnage. La matière première vient de moi, et j'accompagne la création. Ce sera peut-être un produit d'auteur dans la mesure où il ne sera pas fondé sur l'action, la course-poursuite, le flingage systématique. C'est expérimental.

Je sais que vous vous êtes senti "trahi" par les parties en 3D de votre film Immortel, qui ne correspondaient pas à ce que vous attendiez. Avez-vous peur d'être "trahi" à nouveau par ce jeu ?
Bilal : J'ai vu l'aspect visuel - forcément il n'est pas raccord avec mon univers et c'est très bien. Si on avait cherché à reproduire mon graphisme on risquait les pires catastrophes, et là c'est clairement un visuel qui est celui d'un jeu vidéo. Le personnage de Nikopol n'est pas celui que j'ai dessiné, il lui ressemble un peu... En fait ce qui me plaît vraiment dans cette idée d'adaptation pourrait se résumer de la manière suivante : imaginons quelqu'un qui vient de lire ma BD, il va dans un bar, il rencontre quelqu'un et il la lui raconte fidèlement. Le type qui écoute boit, boit, il s'en va et raconte à quelqu'un d'autre ce qu'on lui a dit, et ainsi de suite... Le lendemain matin le dernier type au bout de la chaîne se réveille, il se souvient d'un truc et fabrique une histoire. Voilà, c'est en quelque sorte ce qui va se passer avec mon accord.

Quelle est votre implication concrète ?
Bilal : J'approuve le scénario, le visuel... Par exemple on m'a montré un ou deux monstres, des robots issus de l'album La Foire aux immortels, et j'ai modifié des choses, des traits, mais sans dessiner directement, j'ai juste donné des mots : attendez, faites plutôt comme ça, plutôt organique là, plutôt squelette là. J'ai simplement redessiné Horus, sa gueule, son allure - il était un peu trapu, ça ne me convenait pas -, mais c'est tout. Donc je vais voir ce que mon histoire, lorsqu'elle a été relayée par trois ou quatre ivrognes, va donner et je serai peut-être ravi d'y jouer - ce sera sans doute le premier jeu auquel je jouerai (sourire).

M. Amano, le créateur de Final Fantasy, M. Sakaguchi, vous fournissait-il des consignes précises pour dessiner les personnages ?
Amano : Pas vraiment. Comme je n'intervenais pas directement dans la fabrication des jeux en elle-même je travaillais librement, avec mon style, mes expériences personnels. Dans les six premiers Final Fantasy, dont j'ai conçu les personnages et l'univers, il y avait vraiment un décalage entre mes dessins et le résultat final. Le jeu était une manière d'exprimer, d'interpréter mon travail. Sur des consoles comme la NES et la Super NES, les graphismes n'étaient pas réalistes alors que mes dessins, que l'on trouvait sur les jaquettes, les logos, les modes d'emploi, les images promotionnelles, les art books, les menus, l'étaient. Du coup les joueurs s'appropriaient mes dessins, se les imaginaient en jouant à Final Fantasy, et c'est ainsi qu'ils s'immergeaient vraiment dans un univers qui leur paraissait réel.

Pour le logo de Final Fantasy XII par exemple, aviez-vous une idée spécifique à exprimer ?
Amano : On m'a fait des demandes précises sur la forme –je devais dessiner un Juge-, mais comme la personne de Square qui devait orienter et valider mon travail était en retard d'une demi-heure au rendez-vous, j'ai commencé à improviser pour m'amuser. Et quand je lui ai montré le logo, c'est celui-là qu'elle a retenu ! Et c'est devenu le logo final. D'habitude il y a davantage de préparation.

Michel, cette façon de travailler vous paraît-elle étrangère ?
Ancel : Non, j'ai beaucoup travaillé avec des personnes venant de la BD ou du dessin animé comme Jacques Exertier [scénariste de Beyond Good and Evil et King Kong, animateur et superviseur des cinématiques de Rayman 2 et Beyond Good and Evil]. C'est un plaisir de travailler avec ces gens-là, capables de suggérer très rapidement une idée en trois coups de crayons. Ce serait très compliqué de le faire en 3D, de l'animer, de le rendre interactif... On aurait peur de se lancer. Quand on sait qu'on va passer deux mois sur un personnage avant de commencer à le voir, on ne peut pas créer, c'est trop rigide. Il faut qu'on puisse jeter spontanément les idées sur papier.

Rayman contre les lapins crétins s'est créé ainsi, en une demi-heure, sur un coin de table. On a tout de suite modélisé les personnages avec des moyens rudimentaires. C'était un vrai contrepied à tous les autres projets Ubisoft de l'époque, qui coûtaient très cher. Par la suite, on s'est toujours dit qu'on n'aurait jamais fait le jeu si on y avait réfléchi longuement, avec des réunions de marketing, des études... Jamais on n'aurait inventé des personnages comme les lapins crétins, qui ne ressemblent à rien.

Le jeu a-t-il été bien accepté par le marketing ?
Ancel : Parfois chez Ubi on fait des choses sans prévenir personne. Et là justement on s'est mis à faire des petites animations dans notre coin, et quand le marketing a vu un truc qui était déjà assez abouti et qui fonctionnait, c'était beaucoup plus facile de leur faire accepter l'idée.

M. Bilal vous disiez ce matin que l'un des problèmes des jeux vidéo, c'est qu'ils ont tous la même patte.
Bilal : Je parlais de la texture, de l'aspect visuel. Cela concerne les jeux mais aussi les blockbusters américains : on a une patine, des couleurs, des effets similaires. Mais dans les films, les images de synthèse sont destinées à être raccord avec des prises de vue réelles, donc ça se comprend. J'ai fini par accepter d'utiliser l'image de synthèse sur Immortel car je me suis dit : le sujet du film, c'est l'hybridité, alors faisons un film hybride de bout en bout.

Hybridité parce qu'il s'agit d'une BD reconstruite en film, hybridité parce que le film parle d'eugénisme, de manipulation des corps, de jeunesse éternelle... Pour éviter un trop grand décalage entre personnages réels et images de synthèse, j'ai voulu orienter les personnages réels vers le virtuel (aucun d'entre eux n'a vraiment de cheveux), et faire en sorte que le virtuel soit réaliste au maximum. Mais cela n'a pas bien marché, l'animation est imparfaite... Avec Immortel j'ai essuyé les plâtres, comme le film Final Fantasy l'avait fait quelques années auparavant mais avec un budget bien plus petit, à la française –l'équivalent du budget cheveux de Final Fantasy, et je suis sérieux ! (rires)

Dans le jeu vidéo, ce problème ne se pose pas car tout est virtuel. Bien sûr il y aura peut-être un décalage avec mon style : il y a toujours cette tentation de la part de ceux qui interprètent mon graphisme de forcer le trait, d'en faire un peu trop, d'accentuer le côté délabré de mes villes, ou lorsque je travaille sur des costumes de théâtre de faire des rayures pour marquer un pli, là où j'avais juste fait deux ou trois traits... Peut-être n'ai-je pas un style suffisamment dépouillé. Mais c'est gérable dans un jeu vidéo car on est "débarrassé" de la présence humaine, sauf pour l'animation qui se fait souvent en motion capture.

Michel, préférez-vous la 2D à la 3D ? Envisageriez-vous d'y revenir ?
Ancel : Cela ne me paraît pas décisif. Quand on regarde une image, un dessin, on a une émotion. Le tout est de la comprendre pour la traduire en 3D. Bien sûr, les jeux en 2D simplifient beaucoup de choses, règlent beaucoup de problèmes, et on retrouve les fondamentaux, mais on peut aussi travailler en 2D avec de la 3D, avec des vues de côté, des travellings...

M. Amano, vos oeuvres ont inspiré un court-métrage, 1001 Nights, qui restitue votre style sous la forme d'images de synthèse en mouvement. Il est désormais possible d'obtenir un tel rendu dans un jeu vidéo. Qu'en pensez-vous ?
Amano : Je dessine toujours en 2D, et ce que j'ai imaginé va donc forcément être déformé par le travail d'un autre. Et si j'essayais moi-même de redessiner la même oeuvre en 2D, le résultat serait différent. Parfois je me demande si je ne devrais pas transcrire moi-même mon travail en 3D avec de la pâte à modeler. J'ai cette frustration-là du passage de la 2D à la 3D et c'est en partie pour cette raison que je continue à faire de la peinture et de l'illustration.

M. Ancel, en tant que game designer, comment adapteriez-vous une oeuvre de M. Bilal ?
Ancel : Il faudrait prendre le temps d'y réfléchir. Assez vite on pourrait avoir la tentation de se servir du style d'Enki pour habiller un jeu de science-fiction pseudo-apocalyptique banal, avec des explosions et un héros guerrier... Or ses récits n'ont rien à voir avec ça, leur violence est ailleurs.

Bilal : Justement, je pense que ceux qui ne voient que de la SF dans mes albums sont des gens qui ne me lisent pas. Ils regardent les dessins mais pas les histoires. Mes albums sont tous fondés sur les personnages, le rapport à l'Histoire... Le coeur de mes récits, ce ne sont ni des héros, ni des super-héros, mais des humains : des personnages manipulés, ou manipulateurs.

C'est intéressant car c'est un thème très adapté à une mise en abyme sous la forme d'un jeu vidéo : le personnage manipulé par le joueur, le joueur manipulé par le game designer... On pourrait exprimer ce thème dans le jeu Immortel.
Bilal : Moi si j'étais auteur à 100% de jeu vidéo je me dirigerais vers un concept comme celui-là. J'aimerais que le joueur soit l'arroseur arrosé, que le spectateur soit pris au piège...

Quelles sont les réactions du public qui vous ont le plus touché, surpris, marqué ? Des lettres, des paroles...
Amano : Il y a longtemps, une fille m'avait envoyé une lettre. Elle était malade et regarder mes oeuvres lui avait donné beaucoup d'énergie. J'ai pris conscience qu'il fallait aussi que je pense au spectateur. Mais je dois aussi garder mon originalité, car si je réfléchissais vraiment à mon influence, à mon public, je risquerais d'être bloqué. Qu'importent les critiques : j'ai bien fait d'expérimenter régulièrement. Lorsque je tente quelque chose de nouveau, les fans sont souvent légèrement réticents car ils ont tendance à s'attacher à certains de mes personnages ou styles graphiques déjà reconnus, donc je ne dois pas trop les écouter. Je ne dois pas être paresseux (rires).

Et vous Michel ?
Ancel : J'ai sorti Beyond Good and Evil en 2003, un jeu assez personnel qui n'a pas eu un grand succès commercial [il a quand même franchi le million d'exemplaires écoulés, pour environ 7 millions d'euros de budget]. Et sur le Web, le jeu suscite encore des réactions. Il y a un site de fans encore actualisé, et le compositeur Christophe Héral m'a envoyé une vidéo dans laquelle une jeune femme interprète au piano les musiques du jeu. C'est amusant de voir que Beyond Good and Evil vit encore, qu'il perdure sans tapage marketing. Parfois on peut vendre moins, mais toucher profondément les gens.

Bilal : Sans entrer dans les détails, j'ai moi aussi reçu des réactions extrêmement émouvantes. Mais je vais citer un exemple très négatif. Pendant l'une des premières projections d'Immortel, en banlieue, j'ai eu des réactions plutôt positives de gens un peu déroutés. Et d'un coup j'entends des ricanements dans le fond de la salle. Un ado prend le micro et dit : "Mais moi j'ai rien compris, je me suis fait chier, le scénariste c'est vraiment deux de tension".

Et là j'ai éclaté de rire et j'ai tout compris : la bande-annonce était de bonne qualité, mais elle donnait une fausse image du film en le présentant comme un blockbuster. Au moment où les affiches, la bande-annonce, la promotion se fabriquent, j'étais exsangue, je n'avais plus aucune idée, et on a perdu toute lucidité, moi le premier. Nous aurions dû faire attention, ne pas faire croire que c'était un film d'action...

Il y a des publics jeunes qui sont en voie de construction, qui découvrent des objets culturels nouveaux, ils sont en attente, malléables, et si on se fourvoie en communiquant sur le film on risque de créer des spectateurs déçus et fermés. Donc tout est à faire, la responsabilité des artistes, des promoteurs, des journalistes est énorme. Il ne faut pas formater l'esprit du public mais le mettre en alerte. Michel, Yoshitaka et moi innovons et il y a une éducation à faire, une information à tisser pour préserver ces objets qui sont précieux.

Enki, en dehors de ce jeu que vous supervisez lointainement, avez-vous d'autres projets ?
Bilal : En général quand je termine un travail j'en ai déjà commencé un autre, je ne peux pas fonctionner autrement. Donc avant de finir la tétralogie du Monstre j'ai attaqué un nouvel album, Animalz. C'est une rupture narrative - un one-shot, une histoire en un seul album de 100 pages - mais aussi graphique : noir et blanc, pas de peinture, du dessin pur rehaussé de quelques touches de couleur, un trait plus rapide, plus énergique. Le thème, c'est la planète meurtrie par les éléments, l'homme désemparé par sa faillite, et les animaux qu'on a essayé de modifier par des expérimentations. Ceux-ci deviennent à la fois nos amis et nos ennemis car nous partageons un même but : trouver l'eau potable restante. C'est une sorte de western du futur, en rupture avec les sujets et récits au long cours que j'abordais depuis longtemps. Mais j'ai bien peur que cela se complexifie très vite (rires).

Michel, depuis deux ans, vous avez uniquement contribué à l'idée originale et à la conception des personnages des Lapins crétins. Mais vous avez un projet qui vous tient à coeur, fondé sur le voyage et l'immersion. S'agit-il de la suite de Beyond Good and Evil ?
Ancel : Oui, j'y travaille depuis plus d'un an pour les nouvelles consoles. On bosse sur les personnages, sur ce qu'on peut exprimer, raconter avec eux. Nous voulons être dans la continuité du premier. Evoquer l'avenir de la planète, notre rapport aux animaux –il y a des personnages hybrides, que l'homme a créés pour des raisons qu'on va expliquer.

En développant BGE, il y avait la difficulté de faire un jeu vidéo pacifique avec des mécanismes pas forcément en rapport avec les thématiques abordées. Nous avançons sur ce point, mais aussi sur l'apparence des personnages - nous souhaitons les rendre "vivants", éviter par exemple que leur peau semble constituée de plastique, un défaut fréquent. Pour l'instant on est vraiment en petit comité, 10 ou 12 personnes. Dans les phases finales d'une production, on peut aller jusqu'à 200 personnes, mais on essaie de trouver des astuces pour rester peu nombreux.

L'enjeu aussi est de faire progresser le langage du jeu vidéo, de faire en sorte que les mécanismes eux-mêmes expriment des émotions, comme vous l'aviez fait dans King Kong ou BGE...
Ancel : Je me souviens de ce que Jacques Exertier me disait il y a quelques années : "Dans le jeu vidéo, c'est comme dans les blockbusters, vous mettez tous les potentiomètres à fond - explosions énormes, détails multiples, mouvements partout, gros muscles - et vous croyez que cela va être bon". Jacques en rigole car en procédant ainsi, le résultat est nul : rien n'est mis en valeur. Nous on pense qu'il faut des accalmies, qu'il faut tout doser, trouver les effets qui servent le propos. Jacques a travaillé sur des courts et longs-métrages, avec des écoles d'animation, et il sait ce qu'est un silence. Pour cette suite de BGE, il faudra prendre le temps de tout mettre en place.

Michel, qu'avez-vous appris en travaillant avec Peter Jackson ?
Ancel : J'ai vu le projet King Kong à son plus bel instant, c'est-à-dire au tout début. Quand nous avons visité les studios Weta, il y avait une grande pièce tapissée de dessins magnifiques qui racontaient l'histoire. On la vivait déjà, mais dans une expression qui laissait beaucoup de place à l'imagination. C'était une sorte de BD, fantastique à regarder, décrivant le film en entier, de l'arrivée sur cette île érodée de façon incroyable jusqu'à l'aube qui se lève sur la mort de King Kong. Les gens de Weta faisaient aussi de petites sculptures. Quand ils font une réunion, ils prennent de la terre et pof, ils font un décor. On a vu des esquisses en relief de la tête de King Kong, qui ouvre la bouche avec un regard précis...

Cela vous a-t-il donné des idées ? Travaillez-vous ainsi avec votre équipe ?
Ancel : Cela nous a confortés dans l'idée que le processus de préparation sur des supports très simples est très important : il faut avoir une idée globale de ce qu'on va fabriquer ensuite pendant des années avec plusieurs centaines de personnes.

Enki, vos films vous ont-ils changé en tant que dessinateur ?

Bilal : Absolument. Mais d'abord je voulais dire une chose : en discutant avec vous, je me rends compte que je suis un solitaire. J'ai du mal à déléguer. Sur Immortel j'avais plein de dessinateurs autour de moi et j'étais très gêné car je n'arrivais pas à me mettre dans la peau d'un chef d'orchestre réalisateur : je respectais leur style. Au Japon on me demandait souvent combien d'assistants j'avais, et quand je répondais que je n'en avais aucun, tout le monde était très surpris !

Pour répondre à votre question, dans un film une action se déroule en continu, tout s'enchaîne. Quand je suis revenu de cette expérience de cinéma, je n'ai pas eu envie de refaire la même chose en BD : je ne voulais pas surdécouper, disséquer les séquences en 24 images par seconde comme dans les mangas. Du coup, j'ai eu envie de texte, les ellipses de mes BD sont devenues radicales, et j'ai choisi de manière drastique les images que je voulais montrer. Je savais que je prenais un risque car cela m'éloignait de la bande dessinée traditionnelle. Et en effet, j'ai perdu une partie de mon lectorat habituel. Mais j'ai gagné d'autres lecteurs, venant du roman, et qui y ont trouvé de la matière à lire et à regarder.

C'est une leçon pour le jeu vidéo peut-être, Michel ?
Ancel : Oui (sourires).

Propos recueillis avec William Audureau.

>>> De gauche à droite, Yoshitaka Amano, Michel Ancel et Enki Bilal.