Portrait : David Cage, game designer
Article paru dans le n°5 de Gaming (mars 2004)
 

Un million de gamers ont été séduits par The Nomad Soul (PC, 99), le premier jeu de David Cage, une oeuvre futuriste, spectaculaire et inventive dont David Bowie avait signé la musique. Fahrenheit, thriller paranormal prévu pour Noël 2004 sur PS2 et PC, est le projet français le plus ambitieux de l'année. Entretien et preview.


"Je ne veux pas d'un joli film figé où le rôle du joueur se borne à appuyer de temps à autre sur un bouton. Je veux montrer qu'on peut créer un jeu en 3D avec une vraie narration, un vrai univers, un vrai scénario, une vraie mise en scène, sans pour autant laisser de côté l'interactivité", assure David Cage. La note d'intention est claire.


Prolongeant les recherches narratives et conceptuelles de Nomad Soul, le projet Fahrenheit a d'abord été envisagé comme une série d'épisodes mensuels. "On était à deux doigts de le faire, explique Cage, mais le partenaire éditeur [Vivendi Universal Games] a eu peur et a considéré que le marché n'était pas prêt, en tout cas pas celui des consoles. Le concept d'épisodes courts et peu chers aurait gêné Sony, Nintendo et Microsoft, qui contrôlent les prix des jeux, et on aurait eu des problèmes insolubles de gestion des stocks. Fahrenheit a du coup été revu de fond en comble avec Vivendi, et on a signé en décembre 2002 pour un jeu au format "classique". C'est le seul compromis qu'on ait fait en regard du concept initial".

Un scénario malléable

New York, 2005. La ville, paralysée par le froid, est le théâtre d'assassinats mystérieux. Ainsi que l'explique David Cage, "il n'y a aucun lien entre les meurtriers ou entre les morts, mais le rituel est constant : sans savoir pourquoi, des gens prennent une arme blanche, tuent la première personne qu'ils croisent en tranchant les artères qui mènent au cœur, et se dessinent un symbole au couteau sur les avant-bras. Puis ils deviennent fous, se suicident ou perdent tout souvenir. C'est ce qui arrive à Lucas Kane, un banquier de 30 ans, qui mange dans un restaurant de Brooklyn et part inexplicablement poignarder une personne dans les toilettes. C'est à ce moment-là que le jeu commence. Lucas est couvert de sang, le couteau est sur le sol. Le comportement que le joueur va adopter –sortir des toilettes immédiatement, ou prendre le temps de se nettoyer, de cacher le cadavre et le couteau, d'aller discuter avec la serveuse ou les clients…- va déterminer en partie le contenu du chapitre suivant, où l'on dirige cette fois Carla Valenti, une jeune femme flic chargée de l'enquête sur le meurtre. Les preuves que trouvera Carla dépendront de ce que le joueur a fait en tant que Lucas". Ce n'est qu'un petit exemple de la malléabilité du scénario de Fahrenheit, qui comportera huit personnages jouables. Parfois, un même événement sera présenté à partir de plusieurs points de vue, à la manière du virtuose Snake Eyes de De Palma. Et il y aura, de surcroît, quatre fins possibles.

Implication émotionnelle

Fahrenheit se distingue par son traitement réaliste du fantastique. On est plus proche de la tension psychologique, abstraite du Shining de Kubrick ou du Psycho d'Hitchcock –deux films que Cage adore- que de l'exubérance gore d'un Evil Dead. "J'ai volontairement écrit un jeu contemporain et réaliste. Je voulais partir de quelque chose de palpable et emmener progressivement le joueur vers le fantastique, avec des personnages non caricaturaux, humains, faillibles, dans lesquels l'on peut se reconnaître. Par exemple, Carla Valenti est claustrophobe, et ne supporte pas le noir ou les endroits oppressants. Et si le joueur réussit -ou non- à lui faire surmonter cette terreur, le personnage va évoluer".

Réinventer le jeu vidéo

Fahrenheit tente de remettre en question tous les clichés du jeu vidéo. "Nous voulons toucher le plus large public possible sans nous mettre à dos les gamers", résume David. Le jeu n'aura ni inventaire, ni jauge de vie, ni énigmes rances et artificielles, ni configuration compliquée. "Je tiens à ce que 99% des joueurs puissent et veuillent voir l'écran de fin de Fahrenheit". L'interface, très accessible, utilise exclusivement les deux pads analogiques de la PS2. Le pad de gauche sert pour les déplacements, celui de droite pour toutes les actions du joueur, lesquelles différent selon le lieu, le moment et le personnage dirigé. Il en résulte "une diversité de situations et d'actions qui, à mon sens, est inédite dans un jeu, affirme Cage. Il n'y a pas deux scènes identiques dans Fahrenheit. Les mécaniques de jeu sont guidées par l'histoire".

Par ailleurs, "le joueur interagit physiquement avec chaque élément, même lors d'actions banales comme pousser une porte ou s'asseoir". Cette idée étrange ne constitue certes pas "un gameplay exaltant en lui-même", admet Cage, mais renforce considérablement, en sus de la classique gestion des vibrations, la tangibilité du monde de Fahrenheit et le sentiment d'incarner véritablement le personnage.

Un jeu d'auteur

Cage est à la fois scénariste et réalisateur de Fahrenheit. "Je suis la personne qui essaie de faire en sorte, au jour le jour, que toute l'équipe aille dans la même direction". Sur le plateau de motion capture, Cage a dirigé des acteurs, des mimes, des sportifs, des cascadeurs… Il a également supervisé le doublage et, évidemment, la mise en scène. Laquelle, il le pense sincèrement, "va beaucoup plus loin que tout ce qui existe actuellement dans le jeu vidéo" : comme dans un bon film, les cadrages, les mouvements de caméra, l'éclairage, le montage… auront une réelle finalité expressive et narrative. Pour arriver à ce résultat, Cage a bénéficié d'un outil unique de montage de scènes en temps réel, Movie Maker, étonnamment flexible et simple d'utilisation. Elaboré en interne par Quantic Dream, il est si performant que la société envisage de le licencier à d'autres développeurs. "Pour fabriquer mes scènes, explique David Cage, j'ouvre mon décor, je place mon perso, je le fais jouer son animation, je place mes caméras, je détermine le type de focale, de filtre, d'effet... Les possibilités sont infinies".

Lectures

Avant et pendant la production de Fahrenheit, Cage a énormément lu, notamment sur l'écriture de scénario. "Comme les américains, je pense qu'il s'agit d'un métier, d'une technique". Cage a ainsi compulsé les oeuvres de Joseph Campbell (dont les travaux analytiques sur la structure et le sens des mythes sont une référence pour de nombreux cinéastes, dont George Lucas) ou Christopher Vogler. "Ce ne sont pas des recettes, rappelle-t-il, mais je crois qu'il faut avoir ces bases théoriques, parfois pour les oublier, parfois pour les transgresser volontairement". L'intérêt que porte David à la psychanalyse ou la symbolique –notamment Carl Jung-, s'il ne lui a probablement pas servi consciemment lors de la création de Fahrenheit, est également notable. Cage a, de plus, été aidé par des script doctors (conseillers en scénario) yankees. "Je voulais éviter l'écueil du scénario qui ne plaît qu'à l'auteur, son voisin et son pote".

"Bien sûr, prévient David, ces influences sont utiles jusqu'à un certain point. J'ai peut-être trouvé dans les livres un quart de ce que je devais savoir pour écrire Fahrenheit, qui n'est pas un film et repose surtout sur une écriture interactive. Et les recherches dans ce domaine sont, pour moi, trop théoriques et inapplicables. J'ai donc dû m'appuyer sur les réflexions que nous avons développées sur le terrain, par tâtonnement, depuis sept ans. Certaines scènes ont été réécrites dix ou vingt fois jusqu'à ce qu'on trouve le bon équilibre entre interactivité et narration".

La réalité est finie, l'imagination est infinie

Quand on lui demande ce qu'il pense des jeux politiques comme ceux de Gonzalo Frasca, David s'enflamme. "Oui, l'industrie du jeu vidéo a besoin de jeux vidéo engagés, comme a pu l'être le film Z de Costa-Gavras. Des jeux avec de vrais partis-pris, même graphiques. Arrêtons de singer stupidement la réalité, et servons-nous plutôt de la 3D comme d'un moyen d'expression. La réalité est finie, l'imagination est infinie. J'ai envie, par exemple, de collaborer avec Dave Mac Kean [singulier et génial dessinateur américain, notamment auteur de comics] sur un jeu qui reprendrait son univers. Pour moi, cela fait partie de l'évolution naturelle du jeu vidéo. Il faut que des Bowie continuent à apporter leur talent à notre medium". Sans aller aussi loin qu'un Mac Kean dans l'audace esthétique, Fahrenheit s'abreuve de quelques longs-métrages fortement stylisés : Seven, Fight Club, Dark City, Angel Heart ou L'échelle de Jacob.

Le contenu du jeu étant achevé, l'année 2004 sera consacrée à l'étape cruciale et délicate des assemblages, réglages, ajustements et finitions. Si celle-ci réussit, attendez-vous à entendre parler de Fahrenheit cet hiver.


>>> The making-of Nomad Soul



David Cage commence le piano à 5 ans. Il découvre le jeu vidéo à 10 avec l'Oric 1. Il passe musicien professionnel à 18, achète un studio professionnel d'enregistrement à Montparnasse avec l'argent gagné, puis fonde sa société, Totem, au sein de laquelle il travaille pendant cinq ans pour la télé américaine, la pub, le ciné ou le jeu vidéo (Sony, Cryo, Virgin, Sega, JVC…). Il apprend peu à peu les étapes de la conception interactive, voit rapidement en la 3D un fascinant moyen d'expression potentiel, puis décide, brutalement, en 96, de tout arrêter pour édifier le jeu de ses rêves, un projet monumental dont il a écrit, seul, le scénario et le game design intégral. Ce jeu deviendra The Nomad Soul. "J'ai trouvé cinq développeurs –deux codeurs, deux infographistes, un animateur- suffisamment fous pour quitter leur job et venir me rejoindre sur une petite préproduction que je ne pouvais financer que pendant six mois. Le projet a suscité la curiosité des éditeurs, et on a fini par signer avec Eidos à la dernière minute". Cage obtient 20 millions de francs de budget, un rêve. "Après la sortie du jeu, on s'est séparés d'Eidos, qui nous demandait de faire un Nomad Soul tous les Noël façon Tomb Raider. Comme le développement avait été absolument éreintant, et que l'équipe en avait marre de Nomad Soul, on a préféré repartir à zéro sur la technologie et les concepts. Ce qui a donné Fahrenheit".

>>> L'interface simple et invisible de Fahrenheit rappelle beaucoup Ico, un jeu que Cage admire. "Le sentiment d'empathie pour la petite fille, Yorda, m'a vraiment frappé. Mais quelle bêtise de se concentrer uniquement sur des émotions primitives, comme le fait notre industrie, quand on voit la puissance d'Ico !".