Chronique PRESS ST[ART] n°4
Article paru dans le n°4 de Gaming (février 2004)
  Mario est un danseur béat, et nous aussi

P
an pan, boum boum, paf paf, le jeu vidéo a fait du conflit physique sa spécialité. Ce qui, forcément, n'en fait pas le meilleur vecteur d'émotions empathiques. En revanche, il s'est montré très doué pour procurer de fortes émotions architecturales, liées à la traversée et au dévoilement progressif d'espaces ensorcelants : la grande plaine d'Ocarina of time, les extérieurs amples et pénétrants de Halo, les couloirs vectoriels malléables de Rez, l'océan de Wind Waker, la colossale forteresse d'Ico –qui évoque les geôles imaginaires de Piranèse-, les réseaux de tunnels complexes, oppressants, détaillés et délétères de Metroid Prime...

L'universitaire américain Henry Jenkins va jusqu'à suggérer d'analyser le jeu vidéo à la lumière d'une "esthétique de l'espace". Dans la lignée du concept de "narration environnementale" forgé par Don Carson, Jenkins propose aux game designers de s'inspirer des cinéastes expressionnistes allemands des années 20 (Murnau, Lang…), des odyssées, quêtes mythiques ou récits de voyage de Tolkien, Homère, Verne ou London, ainsi que des grands mélodrames (fondés sur "des projections externes des sentiments des personnages, à travers les costumes, la direction artistique, ou les choix de lumière" par exemple), pour faire de l'art du game design "une sorte d'architecture narrative et affective".

Mais, me direz-vous avec votre pertinence habituelle, pour que le jeu vidéo affirme véritablement sa singularité, il faudrait qu'il parvienne à émouvoir non pas avec des outils expressifs et atmosphériques déjà utilisés par le cinéma, l'architecture ou encore les installations, mais avec des moyens spécifiquement ludiques d'interaction avec le décor.

Nintendo pourrait bien, une fois encore, détenir les réponses. En plus d'avoir exploité la plasticité de l'architecture virtuelle dans les châteaux des deux Zelda de la N64, qui regorgent d'idées de poétisation, de déformation et de dissolution de l'espace et du temps (une pièce sans limite apparente, un couloir tordu, des lieux à l'envers…), Nintendo a appris à manipuler directement, par le gameplay, les émotions du joueur. Grâce à la synergie totalement inégalée qu'ils établissent, dans le sous-estimé Super Mario Sunshine (GC, 02), entre le level design et les mouvements variés, flexibles et élégants de Mario (chaque élément du décor est un support à sauts et acrobaties), Shigeru Miyamoto et Yoshiaki Koizumi font naître chez le joueur des sentiments jubilatoires de liberté, de légèreté physique et spirituelle, d'harmonie et de fusion avec l'environnement caractéristiques de la petite enfance (celle qui précède l'émergence de la conscience de soi) : Mario est un danseur béat qui bondit dans un monde conçu pour lui, et nous aussi.