Cinémachines
Article paru dans le hors-série jeu vidéo de Mad Movies (avril 2006)
 

Depuis une vingtaine d'années, le jeu vidéo n'a cessé de dialoguer avec le cinéma.

I
l s'est s'approprié les personnages, les univers, les genres, les histoires, le langage, les techniques d'écriture, les esthétiques du septième art avec une réussite croissante –comme en atteste, par exemple, le récent King Kong d'Ubisoft, longuement évoqué dans notre interview du scénariste Jacques Exertier. De James Bond à Bush, de McTiernan à Carpenter, de l'animation à la musique, de l'expérimental au subversif… Mad Movies analyse d'autres jeux importants, porteurs de rapprochements très divers entre les deux media.




1997
GOLDENEYE
MEILLEUR QUE LE FILM
(sur Nintendo 64)

Jalon du jeu d'action sur console, GoldenEye a été l'un des triomphes créatifs et commerciaux (8 millions d'exemplaires vendus) de 1997. Martin Hollis, producteur et directeur, raconte les grandes lignes du développement de ce chef-d'œuvre du genre : "L'univers décrit par les livres et films Bond est très large : il comprend de nombreux personnages, lieux et éléments scénaristiques facilement utilisables, sans parler des gadgets et des situations très jeu vidéo. Nous avons créé les personnages à partir de photos d'acteurs et de costumes. Les niveaux, construits à partir des décors du film, que nous avons plusieurs fois visités, ont initialement été conçus comme des lieux normaux, et non comme des lieux de jeu vidéo. C'est ensuite qu'ils ont été remplis d'objectifs variés (notre modèle à cet égard fut Mario 64), de points d'entrée et de sortie du joueur, d'objets, d'ennemis... Cette approche inhabituelle, combinée à l'ambitieuse intelligence artificielle des ennemis (ils peuvent fuir, déclencher une alarme…), a donné à la plupart des niveaux un feeling original, réaliste, non-linéaire, libre, stratégique : beaucoup de pièces ne sont pas nécessaires au gameplay, il y a de multiples routes... Enfin, beaucoup d'effets visuels et d'idées d'animations ont été empruntés à A toute Epreuve et d'autres films de John Woo –surtout les explosions".




1998
HALF-LIFE
QUAND DIE HARD RENCONTRE EVIL DEAD
(sur PC)

En 98, Half-Life révolutionne le jeu d'action en 3D. Pendant trente heures tétanisantes, nous vivons, à travers les yeux du héros, et sans aucune coupure, une sorte de synthèse fantasmée, idéale, de ce que le cinéma d'action et d'horreur US a produit de plus grisant et de plus inventif depuis les années 70. Riche de dizaines d'idées de mise en scène, de gameplay, d'atmosphères, Half-Life s'est appuyé sur un art presque scientifique du rythme, conceptualisé par ses créateurs sous le terme de "densité expérientielle" –le nombre moyen de stimulations que reçoit le joueur dans un lieu donné. A cet égard, le rôle de l'écrivain de SF et de Fantasy Marc Laidlaw a été essentiel : c'est lui qui a suivi, réorganisé, affiné, taillé le scénario du jeu. "Notre but, précise Ken Birdwell, l'un des animateurs, programmeurs et game designers, était que le joueur n'ait jamais à attendre trop longtemps avant le prochain monstre, effet spécial, point-clé du scénario, séquence d'action…". Capable, comme tous les grands jeux vidéo, de faire picoter les sens et le cerveau, d'atteindre "l'intensité du rêve" si chère à John McTiernan, Half-Life n'a toujours pas été surpassé dans son genre -bien que Resident Evil 4, monstre de maîtrise et de tempo, puisse être considéré comme son équivalent japonais.




2001
HALO
LE SON HOLLYWOODIEN
(sur Xbox)

Si les deux épisodes de Halo, monuments d'action futuriste en vue subjective, ont à ce point imprégné nos imaginaires, si nombre d'entre nous ont frémi en entendant les notes finales de la première vidéo d'Halo 2, Martin O Donnell n'y est pas pour rien : il a composé la musique incantatoire des deux jeux, mêlant chants grégorien et qawwali, synthés, orchestre, guitares électriques, rythmiques tribales, martiales voire rock… En dehors des Zelda ou des Final Fantasy, rares sont les musiques de sagas de jeu vidéo parvenant à procurer ce petit frisson si particulier qui nous saisit au début d'un épisode de Star Wars –les nombreux leitmotivs de l'opératique partition de John Williams évoquent instantanément des images, personnages, émotions, événements puissants, que quelques notes suffisent à faire sourdre en nous. Toutes proportions gardées, c'est cet effet que les grands thèmes de Halo réussissent à produire, et ce n'est pas la seule façon qu'a le jeu d'être "cinématique". On pourrait parler de la manière dont le joueur, par ses déplacements, par ses stratégies, par ses actions, se fait cadreur, interprète et metteur en scène quand il va chercher lui-même les situations et les plans les plus excitants, dynamiques, drôles, voire gracieux, tel un reporter la caméra au poing… On pourrait parler des lignes de dialogues (5000 dans Halo 1, 15.000 dans Halo 2), parfaitement synchrones avec l'action, qu'ils colorent de manière dramatique, amusante, étonnante… On pourrait parler de l'humour inopiné qui surgit fréquemment pendant les combats -nabots extraterrestres projetés sur des dizaines de mètres dans une trajectoire ultra exagérée, presque cartoon, ou qui lancent de leur voix nasillarde "Le chef est mort, sauvez-vous" avant de décamper… Une légèreté peu fréquente dans les jeux du genre, qui humanise les protagonistes comme le faisaient les grommellements de John McClane dans les bouches d'aération de Die Hard.




1998, 2002 et 2004
METAL GEAR SOLID 1, 2 et 3
DES FILMS DANS LE JEU
(sur PSOne et PS2)

Superproductions d'action mégalomanes, les Metal Gear Solid ne se contentent pas d'aligner les références cinématographiques (notamment à Carpenter ou James Bond) et, à partir du deuxième épisode, les collaborations avec des pointures du septième art (musique co-écrite par Harry Gregson-Williams, le compositeur de Man on Fire ou Kingdom of Heaven ; génériques conçus par le génial Kyle Cooper, surtout connu pour son travail sur Seven ou les deux Spider-Man…). Ils utilisent de longues séquences vidéo pour présenter des personnages charismatiques, maximiser les enjeux dramatiques, discourir en roue libre sur une multitude de thèmes (de l'arme nucléaire à l'information mondialisée), ou même inciter le joueur à réfléchir, prendre du recul sur ses actions -comme si des courts-métrages interrompaient le jeu à de multiples reprises pour en questionner le contenu. Le procédé est pataud, mais efficace. A mesure que le scénario avance, MGS2 se révèle être une répétition vertigineuse du premier MGS, qui met en abyme le conditionnement subi par notre personnage –et par nous-mêmes : "La guerre sous forme de jeu vidéo –quelle meilleure façon de former le soldat ultime ?", affirme Snake. "Tu penses que ces missions sont une forme de contrôle de l'esprit ?", lui demande notre personnage… En poussant plus loin l'interprétation, on a même le droit de voir en MGS2 une métaphore géante de la condition humaine et de tous les fils, tangibles ou invisibles, qui nous gouvernent.




2004
HALF-LIFE 2
HUMANITE
(sur PC et Xbox)

Half-Life 2 porte la virtuosité d'écriture de son prédécesseur à un degré supérieur, en la mettant au service de thèmes forts (le totalitarisme, la résistance, la manipulation…) et en tenant le pari hardi du photoréalisme et de la restitution convaincante des émotions humaines en 3D. "Placer dans le monde de jeu des personnages qui ressemblent à de vrais individus et pas à des caricatures donne davantage de substance, d'importance, de signification à vos actions", explique Gabe Newell, fondateur du développeur Valve. Mille détails mémorables irriguent cette flamboyante série B à 40 millions de dollars : l'air anxieux de l'héroïne qui nous suit des yeux derrière une porte vitrée en y posant ses mains, une gigantesque créature tripode qui balaie sans effort des carcasses de voiture et des morceaux d'immeubles, une troublante lumière automnale, un jardin public désert où résonnent les échos lointains de voix d'enfants qui jouent, sous un régime où l'instinct, et donc la reproduction, sont interdits et considérés comme dangereux… Réfléchi à l'extrême, HL2 est une date majeure du jeu vidéo en tant qu'art. Un jeu où chaque lieu, chaque être semblent tangibles, connectés les uns aux autres, doués de vie.




2005
KILLER 7
ERASERHEAD
(sur GameCube et PS2)

Harman Smith, un tueur gouvernemental possédant sept personnalités, élimine de terrifiants terroristes, bombes humaines kamikazes et mutantes qui attaquent les Etats-Unis. Oeuvre profuse, Killer 7 lie (entre autres) l'histoire d'Harman à une dissection, une comparaison et une critique virulente de l'histoire des Etats-Unis et du Japon. Pour arriver à ses fins, le jeu ne recule devant aucun thème, aucune discipline : élections truquées, nationalisme, impérialisme, religion de la marque, culture populaire nippone, inceste, géopolitique, symbolique, psychanalyse... Dérangeant, violent, cryptique, Killer 7 n'en enchaîne pas moins le joueur consentant à son scénario tentaculaire, à son style graphique hyper contrasté et agressif, à son ambiance sonore tour à tour calme, poisseuse et vicieuse, à son élégance et son groove hypnotiques. Ce jeu culte, dont l'ambiance rappelle souvent David Lynch, a enflammé les forums spécialisés et donné lieu à une analyse grandiose.




2005
SHADOW OF THE COLOSSUS
GUS VAN SANT GAME DESIGNER
(sur PS2)

Etirement des durées et des espaces, personnages opaques, quasi absence de dialogues, scénario allusif… De la même manière que certains cinéastes dits modernes ou expérimentaux rompent avec les conventions narratives du cinéma classique pour exprimer des émotions spécifiques (l'isolation, l'absurde, la dépression dans Gerry ou Last Days de Gus Van Sant, par exemple), Fumito Ueda, avec son Shadow of the colossus, dessine une épure qui renonce aux canons du jeu d'aventure : ici, pas de personnages robotiques, d'obstacles qui bloquent arbitrairement la progression, d'objets factices, de découpages malhabiles en zones bien délimitées, d'ennemis qui détournent l'attention de l'univers… Ueda compose un monde maudit, sublimement désert où un jeune guerrier doit tuer seize colosses pour ressusciter son amour perdu. Une quête mélancolique qui exalte les sentiments d'exploration, de mystère, de vertige comme aucun autre jeu auparavant. Mais aussi une œuvre controversée, dont l'audacieux dénuement est assez froidement accueilli par de nombreux joueurs.




2006
SPLINTER CELL DOUBLE AGENT
LES TRIPLETTES DE SHANGAÏ
(sur Xbox 360)

Animateur sur les Triplettes de Belleville, Hugues Martel travaille aujourd'hui à Ubisoft Shangaï sur les cinématiques entièrement interactives de Splinter Cell Double Agent. Le héros Sam Fisher, dévasté par la mort de sa fille, est un agent de la NSA infiltré dans une organisation terroriste. Au début du jeu, le chef de cette dernière teste Fisher en lui demandant d'exécuter un homme. "Cet homme, on ne l'a jamais vu, on ne le connaît pas, explique Hugues Martel. Le défi, c'était : comment rendre le fait de tuer quelqu'un, banal dans un jeu vidéo, intéressant dramatiquement ? Comment faire en sorte que le joueur hésite vraiment à tirer ? Comment rendre l'histoire plus puissante ? La scène se termine en vue subjective et le joueur choisit d'abattre ou non cet homme. On ne pouvait évidemment pas se permettre d'aller trop loin dans la violence. Il fallait être le moins graphique possible. Pour donner un impact à la scène, on a donc employé des caméras plus serrées, jusqu'à un close-up sur les yeux de la victime qui plaide pour sa vie… Pour l'animation, j'ai mimé le comportement du personnage devant une caméra, puis on a retravaillé la scène non pas en copiant exactement le mouvement, mais en utilisant la rotoscopie 3D, qui procure une impression assez forte en se fondant sur des poses clés, des silhouettes, une exagération aux bons endroits. Les expressions du visage sont très recherchées. Moi qui ai beaucoup étudié la sculpture classique, j'étais ravi de voir les Chinois, pour qui Rodin est encore une référence, réaliser des modèles moins cheaps, moins symétriques que dans les autres jeux, plus proches de la qualité et de la vérité des maquillages d'horreur, avec des yeux touchants, réalistes, qui ne sont pas en forme d'amandes". Pour mesurer l'effet réel de cette scène, et de la demi-douzaine de séquences dirigées par Hugues Martel (dont un saut en parachute), il faudra attendre la sortie du jeu, prévue pour septembre.




JEUX "ENGAGES"
SUR LE CHEMIN DU CINEMA ?

Alors que le cinéma US "engagé" revient en force ces derniers mois (Lord of war, Munich, Syriana, Jarhead…), alors que le cinéma de genre a toujours été friand de métaphores subversives (voir les films de Carpenter, Romero, Dante, Verhoeven ou Cronenberg), le jeu vidéo parle rarement avec intelligence de politique, de société, d'économie, d'histoire… ou de lui-même. Quelques exceptions existent. Certaines superproductions contrebandières rappellent au joueur sa condition de pion docile, qui ne sait pas vraiment ni pour qui, ni pour quoi il se bat : Metal Gear Solid 2, Half-Life 2, Killer 7… Quelques jeux voyous revendiquent un anticonformisme plus ou moins sincère : les GTA sont des satires déclarées de l'Amérique des trente dernières années, Fallout 2 fait du libéralisme la cause de l'apocalypse, State of emergency met en scène un militant anti-mondialiste qui participe à des émeutes contre une multinationale omnipotente… Enfin, des simulations satiriques de faits réels pullulent sur le Net, comme 12th september, sur la guerre contre la terreur, ou McDonald's videogame, sur les ténébreux dessous du fonctionnement de McDo (voir le site Water Cooler Games). Certains créateurs, toutefois, usent d'une approche moins frontale. C'est le cas de David Cage, auteur du récent Fahrenheit mais aussi de Nomad Soul (PC, 99), jeu d'aventure évoquant 1984 ou Blade Runner. Comme le film de Ridley Scott, Nomad Soul exprime une vision désenchantée du futur. Cage explique : "Je ne voulais pas alourdir le jeu en essayant de délivrer des messages à l'humanité. Cela dit, il y a des éléments dans la toile de fond du jeu qui expriment certaines de mes idées : la manipulation des masses par les médias (voir les publicités du transcan), l'hypocrisie des prédicateurs américains, la description d'une société endormie contrôlée par quelques puissants, sont des exemples particulièrement inspirés par les Etats-Unis. D'autres messages philosophiques ou spirituels sont glissés dans le scénario de Nomad Soul".