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A l'occasion de la sortie de Brütal Legend, comédie barbare dans l'univers du heavy metal, le scénariste et créateur fantasque Tim Schafer dévoile ses secrets de conception.
Chronic’art : Dans tous vos jeux, l’histoire est primordiale. Quel rôle lui attribuez-vous ?
Tim Schafer : C’est un outil parmi d’autres permettant de véritablement s’immerger dans un monde imaginaire. Un bon scénario implique le joueur : il l’accroche, il le motive, il fournit des enjeux et une justification à toutes les actions à effectuer.
Pourquoi avoir choisi d’écrire
des jeux vidéo, et non des romans, des films ou des comic books ?
J’ai grandi avec les jeux vidéo. Il s’agit de ma forme préférée de divertissement car ils bâtissent des univers parallèles où il est possible de se perdre littéralement. Enfant, cet aspect me plaisait car j’étais assez solitaire. De surcroît, notre industrie est encore suffisamment jeune pour qu’un créateur puisse influer de manière majeure sur le futur du medium. C’est excitant !
Ron Gilbert, le père de la mythique série de jeux d’aventure Monkey Island, fut votre mentor au début de votre carrière. Quelle leçon principale vous a-t-il enseigné ?
Ron m’a appris à exprimer mes idées les plus stupides
alors que j’avais tendance à m’autocensurer. Par
exemple, j’ai un jour écrit une blague sur un singe à
trois têtes, qui était si ridicule que je pensais l’abandonner.
Ron m’a dit : « Garde-la ! En fait, nous
devrions même représenter ce primate dans Monkey Island ! ».
En définitive, certaines personnes considèrent que ce
running gag (« Regarde derrière toi, un singe à
trois têtes ! ») constitue la meilleure partie
du jeu !
Quelles tâches assurez-vous aujourd’hui ?
Auparavant, je contribuais à la programmation, mais plus maintenant. Désormais, j’écris tous les dialogues, je me rends au studio d’enregistrement pour diriger certains acteurs, je participe aux brainstormings des concepteurs, je rencontre chaque département pour suivre l’avancée du projet et je joue encore et encore pour relever les bugs et noter les améliorations que je souhaite apporter.
Quand vous concevez un jeu, par quoi commencez-vous ?
En général, par l’univers : les pochettes d’albums de heavy metal (Brütal Legend), les gangs de bikers (Full Throttle), le pays des morts dans le folklore mexicain (Grim Fandango)… Je me demande ensuite quel personnage nous aimerions incarner si nous devions vivre une aventure dans cet univers : un roadie suivant la tournée d’un groupe de metal, le chef d’une bande de motards, la faucheuse elle-même… Puis je pense aux motivations du héros et aux individus qui pourraient s’opposer à lui. De ce conflit naît l’histoire. Après, il suffit de remplir les blancs !
D’où viennent les extraordinaires « paysages mentaux » de Psychonauts ?
A l’université, je suivais un cours sur les rêves qui a servi de déclencheur. Les images que produisent les gens pendant leur sommeil sont uniques. Elles ne sont pas aléatoires et abstraites : elles ont un sens, parfois très profond et émouvant. J’ai pensé que traverser un monde constitué de ces visions oniriques pourrait être fascinant. Trouver des idées ne nous a posé aucun problème : il fallait imaginer ce qui se déroulait dans l’esprit des personnes que nous rencontrions, puis le représenter dans le jeu.
De qui vous êtes-vous inspirés, par exemple ?
Un sans-abri dormait dans une ruelle proche de nos bureaux. Nous lui donnions régulièrement de l’argent. Il nous parlait de ses théories du complot : il pensait que le gouvernement suivait constamment sa position et tentait de l’empêcher de fumer de la dope. Ce qu’il nous a dit a largement influencé les dialogues du personnage de Boyd Cooper, un agent de sécurité complètement fou, dont on visite la psyché dans le fameux niveau de la « conspiration du laitier ».
Justement, comment avez-vous façonné ce morceau d’anthologie ?
« A quoi ressemblerait l’esprit d’un paranoïaque ? » : cette question était notre point de départ. A partir de là, l’un de nos graphistes a dessiné des croquis préparatoires pendant que nos concepteurs réfléchissaient aux possibilités de gameplay. Ensuite, nous avons mis en place un ping-pong permanent entre les visuels et les mécanismes de jeu, les uns s’inspirant mutuellement des autres.
Vous avez déclaré que le mot « créatif » était tabou au moment de présenter Psychonauts aux éditeurs. Selon vous, quelle est la situation actuelle ?
Il faut toujours dissimuler cet aspect, qui n’intéresse pas les éditeurs. Pour les convaincre, il faut mettre en avant le potentiel commercial du jeu, et c’est tout. C’est compréhensible : ils financent le projet et ce qu’ils veulent savoir, c’est combien d’argent il leur rapportera. Ils veulent entendre qu’il s’agit d’un investissement à bas risque susceptible de générer un profit important. Mon rôle consiste certes à trouver des idées originales, mais je dois ensuite les protéger et les escorter à travers le monde du business en m’assurant qu’elles arrivent intactes entre les mains du joueur.
Seriez-vous intéressé de développer un jeu avec une toute petite équipe, puis de le commercialiser sur Internet via une boutique en ligne ?
Absolument ! La gestation d’un énorme projet comme Brütal Legend est un processus difficile : une fois l’idée trouvée, il faut attendre deux, trois voire quatre ou cinq ans avant que quiconque puisse l’apprécier sous sa forme définitive. C’est épuisant ! Le premier jeu sur lequel j’ai travaillé, The Secret of Monkey Island, nous a occupé… neuf mois. J’adorerais pouvoir créer à nouveau des jeux aussi rapidement.
Brütal Legend est un jeu de combat : pourquoi ? Comment avez-vous mêlé la mythologie du heavy metal aux mécanismes de jeu ?
Si vous construisez un monde épique qui semble directement issu d’une pochette de heavy metal, il paraît naturel d’y intégrer une hache à deux lames - ce qui suppose moult combats à l’arme blanche. Evidemment, il faut aussi ajouter une ancienne voiture super cool - ce qui implique des séquences de conduite. Et si l’acteur / musicien Jack Black est le héros de votre jeu, alors il faut absolument voler à son groupe, Tenacious D, des éléments comme l’attaque powerslide : vous glissez sur vos genoux en jouant un riff de guitare tonitruant qui détruit les ennemis. En fait, nous avons pu concrétiser presque toutes nos idées. Nous avons juste manqué de temps pour terminer une mission où vous pouviez carrément monter sur la foudre [référence à « Ride the lightning » de Metallica] !
Ozzy Osbourne de Black Sabbath, Rob Halford de Judas Priest ou encore Lemmy de Motörhead doublent des personnages de Brütal Legend. Qu’avez-vous ressenti en collaborant avec ces musiciens légendaires que vous écoutez depuis l’adolescence ?
C’est un rêve de simplement rencontrer ces mecs, alors travailler avec eux… J’ai pu traîner dans le studio avec mes héros et je n’arrive toujours pas à y croire. Je pense qu’ils ont accepté de participer au jeu car ils ont vu qu’il s’agissait d’un hommage au metal, pas d’une parodie. Ils ont même fait des suggestions – involontairement ! Par exemple, Ozzy m’a confié qu’il préférait regarder The Osbournes (son propre show de télé-réalité) aux Etats-Unis plutôt qu’en Angleterre, parce qu’il était habitué à ce que les jurons soient censurés. Ca ne le dérange pas de dire des gros mots, bien sûr, mais il trouvait cela étrange de les entendre à la télévision et il m’a dit que pour lui, l’émission était encore plus drôle avec les « bips ». C’est pourquoi il existe un filtre anti-jurons optionnel dans le jeu !
Parmi les réactions suscitées par vos jeux, lesquelles vous ont marqué ?
Des fans de metal me disent avoir l’impression que Brütal
Legend a été conçu juste pour eux. C’est
super. Quand une personne a le sentiment qu’un jeu n’a pas
été fait pour tout le monde, mais spécialement
pour elle, c’est une grande victoire.
(Propos recueillis avec Cyril Lener)
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