Interview : Warren Spector, producteur et fondateur de Junction Point
Article paru dans le n°7 d'IG Mag - avril 2010
 

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onner du pouvoir au joueur » : telle est la philosophie du producteur et game designer Warren Spector. A 54 ans, ce vétéran incontournable de l’univers PC affiche un parcours d’exception. Depuis 1989, il a supervisé des titres qui ont redéfini ou fusionné des genres comme le jeu de rôle, le jeu de tir en vue subjective et le jeu d’infiltration : Ultima VI (1990), Ultima Underworld (1992), System Shock (1994)…

Mais c’est l’imposant Deus Ex (2000, PC) qui marque l'apogée créatif et commercial de son parcours. Immergé dans un univers cyberpunk bouleversé par le terrorisme de masse, le joueur incarne JC Denton, un agent biomodifié de la coalition antiterroriste des Nations Unies qui découvre peu à peu qu'il n'est pas forcément du côté des combattants de la liberté... Cet hybride entre FPS et RPG offre des voies multiples : niveaux complexes, massifs, non linéaires (il existe toujours plusieurs façons d'accéder à un lieu) ; scénario ramifié et personnages réactifs (qui vont jusqu'à reprocher au joueur d'avoir utilisé la force ou de ne pas les avoir aidés !) ; système sophistiqué de compétences et d'implants…

En 2005, Warren Spector fonde le studio Junction Point, racheté par Disney Interactive en 2007. Il y dirige aujourd’hui Epic Mickey, une exclusivité Wii très attendue mêlant jeu de plate-forme et jeu de rôle. Titulaire d’une maîtrise en arts (radio-télévision-cinéma), Spector se distingue par l’acuité de ses analyses. Dans cet entretien fleuve, il évoque Deus Ex, sa trajectoire, ses pairs, ses espoirs et son amour pour The Legend of Zelda.

De quels moments de votre carrière êtes-vous le plus fier ?
Le jour de commercialisation d’Ultima Underworld a vraiment été spécial – je suis extrêmement heureux que cette équipe talentueuse et déterminée m’ait laissé tenir un petit rôle dans le développement de ce projet révolutionnaire (on m’attribue trop d’importance dans la réussite de ce titre). Je suis inhabituellement content de Wings of Glory (1993), une formidable simulation de vol qui se déroule pendant la Première Guerre mondiale. Je suis incroyablement satisfait de Deus Ex et des personnes qui l’ont bâti – combien de fois a-t-on la chance de participer au jeu de ses rêves et de voir la presse, l’industrie et le public l’apprécier à ce point ?

Dans les années 80, vous avez conçu des jeux de rôle sur table (Toon, Spelljamer…) pour les sociétés Steve Jackson Games et TSR. Cette expérience vous a-t-elle servi par la suite ?
Je le crois. En tout cas, elle a déterminé l’une de mes obsessions : donner du pouvoir aux joueurs dans le domaine du jeu vidéo. Les joueurs sur table remanient souvent les règles et, pendant les meilleures parties, ils adoptent un comportement imprévisible qui oblige le maître du jeu à ajuster le déroulement de l’aventure. J’aime à croire que mes jeux vidéo transcrivent en partie ce sentiment d’improvisation. Cela dit, j’ai dû oublier certains des réflexes du jeu de rôle sur table pour réussir dans le monde du jeu vidéo – par exemple, l’élaboration des règles et des situations d’un jeu vidéo exige évidemment un degré de précision très élevé, qui serait nuisible à un jeu de rôle sur table.

Comment avez-vous été amené à contribuer à la série Ultima ?
Je me souviens du moment où j’ai su que je voulais travailler avec Richard Garriott, le père d’Ultima. Nous participions tous les deux à un débat organisé par l’ArmadilloCon, une convention de science-fiction texane. Il parlait d’Ultima V, qui était en cours de développement à l’époque, et je n’arrivais pas à penser à autre chose que : « Mince, ce mec va changer le monde et tout ce que je fais actuellement, c’est de décider si j’utiliserai un dé à pourcentages ou un dé à 20 faces dans mon prochain jeu ». Un peu plus tard, j’ai décidé d’intégrer le milieu du jeu vidéo (même si mon rêve secret était de devenir concepteur d’attractions pour Disney, pour dire la vérité…) et j’ai reçu un appel d’un ancien de Steve Jackson Games qui était parti chez Origin, la société de Garriott. Il recherchait un producteur associé et j’ai été engagé.

Que Richard Garriott vous a-t-il appris, en tant que game designer ? 
Collaborer avec lui à la conception d’Ultima VI a été très enrichissant. A l’époque (et encore maintenant), la plupart des créateurs se concentraient sur de l’action pure et des énigmes à une seule solution. Richard a été le premier à me montrer, très concrètement, comment proposer au joueur différentes manières de résoudre un même problème, dans le cadre d’histoires d’une grande richesse thématique. Cette vision du jeu vidéo guide mon travail depuis 20 ans. Malheureusement, il me semble que l’industrie a très peu progressé depuis Ultima VI, sans parler d’Ultima VII. La plupart des jeux de rôle d’aujourd’hui ne sont que des versions beaucoup plus jolies de ce qu’Origin faisait en 1989. En tant qu’industrie, en tant que forme d’art, nous devons faire mieux.

Vous avez longtemps fait partie des très influents studios Looking Glass, qui sont à l’origine de classiques comme Ultima Underworld, System Shock et Thief : The Dark Project, et dont certains membres ont ensuite codéveloppé, entre autres, Deus Ex, Guitar Hero, Bioshock ou Fallout 3. Comment définiriez-vous l’« esprit Looking Glass » ?
Je dirais qu’il s’agissait d’une quête incessante de l’innovation, notamment dans le domaine de la narration « collaborative » (c’est-à-dire, associant les game designers et les joueurs). Tous les membres du studio étaient des argumentateurs extraordinairement pugnaces, dotés de grandes capacités d’analyse (certains étaient diplômés du MIT). Ils ont porté la vision de Richard Garriott à un tout autre niveau : au lieu de fabriquer d’innombrables scripts (des événements préprogrammés qui se déclenchent dans des conditions précises), comme Origin avait l’habitude de le faire, les designers de Looking Glass déployaient des systèmes qui simulaient la réalité et laissaient une grande marge de manoeuvre au joueur.

Vos confrères Doug Church (Frequency), Gabe Newell (Half-Life) ou encore Marc LeBlanc (System Shock) vous conseillent-ils souvent ?
Oh, qu’est-ce que j’ai pu m’appuyer sur ces gars ! Ils font partie de la liste de personnes dont j’essaie d’avoir l’avis pour tous mes projets. En quinze ans, je n’ai pas travaillé sur un seul jeu que Doug Church, en particulier, n’a pas décortiqué, testé, cocréé et coprogrammé. Si quiconque mérite le titre de « maître secret du jeu vidéo », c’est Doug. Il a participé à davantage de titres – et rendu davantage de jeux géniaux – que tous les autres individus que je connais. Ces mecs ont fait de moi un game designer plus réfléchi, alors qu’auparavant je me reposais surtout sur mon intuition – ce sont des experts en méthodologie et leur approche théorique du médium est très solide [voir ce site et cet article]. Sous leur influence, j’ai changé la façon dont j’organise le développement de mes jeux.

Justement, à quel degré êtes-vous impliqué dans le processus de création ?
Cela varie selon les projets. J’ai toujours été davantage intéressé –et par conséquent davantage engagé – dans les phases conceptuelles des projets que dans celles de production, dont je confie les détails aux personnes qui m’entourent. J’ai en quelque sorte l’impression d’avoir déjà joué au jeu dans ma tête une fois que les phases de préproduction sont terminées, donc la phase de production est assez pénible pour moi. J’adore également les étapes qui suivent la version beta, quand le titre est complet, jouable et qu’il faut l’améliorer, le sublimer et corriger les erreurs de programmation. Je travaille alors étroitement avec les testeurs et avec l’équipe. Honnêtement, ce schéma n’a pas beaucoup changé au fil des années – peut-être aurait-il dû, mais ce n’est pas le cas. Cela reflète juste mes préférences et mes compétences. Par chance, mes employeurs et mes équipes ont été bien plus indulgents avec moi qu’ils n’auraient probablement dû l’être !

Être game designer oblige à réfléchir constamment aux réactions du joueur. Comment les imaginez-vous ?
En premier lieu, j’essaie de créer des titres auxquels j’aurais envie de jouer. Et généralement, je n’essaie pas d’imaginer le comportement des joueurs, mais de le constater moi-même en leur faisant essayer le jeu aussi tôt que possible. Je n’ai réalisé l’efficacité de ces playtests que récemment, grâce à mes amis de Valve Software (Half-Life, Portal, Left 4 Dead) qui ne cessent de regarder jouer des personnes étrangères au projet tout au long du développement. Vous apprenez des tonnes de choses grâce aux playtests, que j’ai désormais totalement incorporés à la conception de mes jeux.

Dans Deus Ex, votre jeu de rôle cyberpunk en vue subjective, le terrorisme de masse a bouleversé l'équilibre sociopolitique du monde. Le jeu est sorti en 2000, soit un an avant le 11 septembre. Cet aspect « prophétique » vous perturbe-t-il ?
Non. L’un des buts de Deus Ex était justement de brasser des événements, des idées, des attitudes, des tendances contemporains. Comment ne pouvait-on pas aborder le terrorisme, les manipulations génétiques, les nanotechnologies, les réseaux et les conspirations ? A la fin des années 90, tout le monde se passionnait déjà pour ces sujets.

Je sais que l’équipe d’Ion Storm était très divisée sur la direction à donner à Deus Ex 2 (2003). Un jour, à Paris, vous aviez montré le niveau introductif et il était évident que la plupart des aspects révolutionnaires mis en valeur durant la promotion n’étaient en réalité pas bien intégrés au jeu. Que s’est-il passé ?
Deux Ex 2 est un exemple de jeu à l’ambition un peu trop haute. Je ne sais pas si les joueurs s’en sont rendus compte, mais l’équipe ne voulait pas construire une suite basique, qui collerait simplement une nouvelle histoire sur les mécanismes et le moteur du premier épisode. Nous voulions que les espaces de jeu et le scénario offrent une étendue de choix inédite, nous voulions pleinement fonder le gameplay sur un moteur physique élaboré et sur un système d’éclairage dynamique (d’accord, d’accord, peut-être étais-je seul sur ce coup !)… Mais le hardware et les moteurs de l’époque n’étaient pas à la hauteur. Nous avons pris trop de risques. Nous avons certes réussi à appliquer ces idées étonnantes, mais d’une manière qui n’était pas solide. Si nous nous étions concentrés sur une seule des innovations prévues, nous aurions peut-être été capables de la polir suffisamment. Nous nous sommes trop dispersés, ce dont j’assume la responsabilité.

Parmi les réactions suscitées par vos jeux, lesquelles vous ont frappé ?
Les discussions dédiées à Deus Ex sur Internet ! Au lieu de voir des adolescents palabrer sur la taille des seins d’un personnage ou le plaisir de découper un mec à la tronçonneuse, je lisais des débats très nuancés qui posaient des questions de ce genre : « Vaut-il mieux vivre libre dans un monde qui a été plongé dans un nouveau Moyen Âge, ou être constamment et complètement connectés les uns aux autres, aux dépens de notre autonomie et de notre intimité ? ». Nom d’une pipe ! En autorisant les joueurs à sélectionner leur style de jeu (violent, furtif, individualiste, altruiste…), leurs alliés et leur conclusion (il y avait trois fins distinctes), nous les avons poussés à méditer sur eux-mêmes et sur leurs aspirations. C’était incroyable. Et je pense que nous avons juste levé un coin de voile sur la vraie puissance du jeu vidéo.

Pensez-vous pour autant que les jeux vidéo aient le pouvoir de nous changer ?
J’en suis intimement convaincu. Richard Garriott nous a incités à penser à nos vies, à nos convictions dans les épisodes VI à VIII d’Ultima - même si, plus tard, il s’est perdu en développant des titres massivement multijoueurs en ligne, immensément profitables mais dépourvus de thèmes et d’éthique (je plaisante Rich, je t’aime toujours !).

Le dernier jeu d’action de votre ami Harvey Smith, Blacksite : Area 51, critique la guerre en Irak et la politique extérieure des Etats-Unis. Les jeux vidéo traitent très rarement de sujets actuels aussi explicitement. Qu’en pensez-vous ?
Je souhaite juste que les éditeurs soutiennent une plus grande diversité de genres et de thèmes. Les jeux ouvertement politiques, et les game designers comme Harvey qui brûlent d’en faire, devraient clairement avoir plus de place sur le marché. Mais les jeux aux messages moins frontaux ou plus ambigus doivent également continuer à exister. Pour reprendre l’exemple de Deus Ex, je me souviens d’avoir discuté un soir avec une poignée de fans du jeu. L’un d’eux m’a reproché d’avoir créé une telle saloperie gauchiste, tandis qu’un autre nous a expliqué en long, en large et en travers pourquoi le jeu relève d’une horrible propagande conservatrice. En nous permettant d’explorer des choix variés et de constater leurs conséquences, les jeux peuvent être politiques d’une manière qui n’est pas accessible aux autres médias.

De quoi manquent les jeux vidéo, en ce qui concerne l’écriture ?
De qualité ? Non, sérieusement, il y a de très bons scénaristes dans notre média, comme Austin Grossman et Sheldon Pacotti, qui figurent parmi les meilleurs et avec qui j’ai eu le privilège de travailler sur Ultima Underworld II (1993), System Shock et Deus Ex, entre autres. Ils sont intelligents, techniquement compétents et résolus à donner au joueur du contrôle sur l’histoire (ce qui est très difficile pour un scénariste, je vous assure !). S’il y a un vrai problème à résoudre, c’est la quantité de texte dans la plupart des jeux. Les scénaristes de cinéma ne cessent de couper leurs scripts, jusqu’à ce que chaque mot soit chargé de signification. Alors que dans un script de jeu, il n’est pas rare de voir des monologues de 20 pages ! Les joueurs ne veulent pas lire de tels paquets de texte déversés par des personnages en carton. De la concision, les amis, par pitié !

Il y a quelques années, vous avez déclaré que l’innovation vient d’abord des personnes qui arrivent à convaincre un éditeur de publier leurs jeux. Avec l’ascension fulgurante des jeux indépendants (développés sans l’appui financier d’un éditeur, donc) et de la distribution directe via Internet, pensez-vous que c’est encore le cas ?
Je suis plus optimiste qu’auparavant. Des titres comme Flow sur PlayStation 3 me donnent de l’espoir. Internet démocratise le développement de jeux comme il a popularisé la création et la diffusion de films. De toute façon, ce sont les idées qui prévalent, qu’elles soient exprimées dans une superproduction traditionnelle ou dans un jeu confectionné par quelques lycéens à l’intérieur d’un dortoir.

The Legend of Zelda : A Link to the Past s’éloigne nettement de ce que vous faites. C’est pourtant l’un de vos titres préférés. Pourquoi ? S’agit-il pour vous de la forme la plus pure de ce que Shigeru Miyamoto, le créateur de Zelda, appelle un « jardin miniature », un « lieu d’expérimentation » pour le joueur ?
Je ne vois pas beaucoup d’occasions d’improviser dans A Link to the Past, et c’est probablement ma seule frustration vis-à-vis de ce jeu. J’adore la série Zelda. J’ai beaucoup réfléchi aux raisons de cette passion, y compris sur mon blog. Pour résumer, je pense qu’un Zelda ressemble à un joyau poli à l’extrême. Vous ne pouvez pas l’érafler, le cabosser, l’utiliser ou faire quoi que ce soit d’autre que le regarder et l’admirer. Je ressens la même chose devant tous les épisodes de Zelda : ce sont des jeux figés, totalement scriptés, qui se constituent surtout de magnifiques énigmes non interactives, auxquelles le scénario fournit un contexte et une importance. Comme les concepteurs de Nintendo savent exactement où vous êtes à chaque moment, quels objets et capacités vous possédez, quel est votre but, comment vous allez l’atteindre et pourquoi il est crucial, ils peuvent contrôler totalement l’expérience du joueur et manipuler plus facilement ses émotions. J’ai toujours l’impression d’être un héros en jouant à Zelda. Je n’ai jamais à douter de mes actes ou à faire des choix. J’ai juste à sauver Hyrule. C’est assez réconfortant dans un monde qui nous laisse souvent si peu de prise sur notre destin.

Plus je vieillis, plus je suis frustré de voir des jeux dépourvus de vision cohérente, de thème, de sous-texte… Et vous, attendez-vous la même chose des jeux vidéo qu’il y a dix ou vingt ans ?
Pas du tout. Mes centres d’intérêt ont changé et mon temps libre rétrécit, tout comme – je sors les violons un instant – le nombre d’années qui me restent à vivre. Cela ne me dérange pas de me distraire de temps à autre (les puzzle games me fascinent inlassablement), mais si je dois consacrer dix ou vingt heures de ma vie à une activité, j’aime pouvoir me dire ensuite : « Oh, j’ai appris quelque chose sur moi-même et sur le monde ! ». Je ne veux pas me dire : « Oh là là, ces heures sont perdues à jamais ! ». Je ne demande pas que tous les jeux vidéo soient émotionnellement riches, idéologiquement stimulants et gorgés de décisions dramatiques. Mais quand je suis d’humeur pour ce genre d’expériences, je veux en avoir à ma disposition. Aujourd’hui, il n’y en a presque aucune.

L’interactivité est-elle compatible avec l’empathie, la culpabilité, la tristesse… ? La simple réversibilité des actions du joueur entrave souvent ces sentiments.
Comme chacun sait, le jeu vidéo évoque très bien des émotions simples, viscérales, reptiliennes. La décharge d’adrénaline, le choc, la peur sont nos spécialités. Mais nous devons cesser de nous enfermer exclusivement dans des genres établis comme le jeu de tir en vue subjective. Nous devons dépasser les verbes traditionnels du jeu vidéo – courir, sauter, tirer… - et chercher à rendre d’autres activités tout aussi captivantes – parler, masser, chatouiller… que sais-je encore. Les personnages et les systèmes de conversation de Fahrenheit (2005) et des jeux de Bioware (Mass Effect, 2007) vont dans la bonne direction. Mais ce sont encore des pas de bébés. Nous devons perfectionner l’intelligence artificielle en dehors du cadre des combats.

Vous avez étudié le cinéma, la radio et la télévision. Voyez-vous des parallèles entre l'histoire du cinéma et celle du jeu vidéo ?

Absolument.

Les jeux vidéo se situent-ils à l'"âge d'or des studios" ?
En effet, je pense que la structure de notre industrie est comparable à celle du cinéma dans les années 20, 30 et 40. Il y avait une poignée de cinéastes indépendants à l'époque, tout comme il y a une poignée de développeurs de jeux indépendants... Il y avait un mouvement expérimental marginalisé et pas très influent, et c'est le cas des jeux indépendants aujourd'hui... La plupart des films étaient fabriqués par des employés à plein temps, présents à tous les niveaux de hiérarchie et dans toutes les disciplines : ce modèle de création par des studios en interne domine également l'industrie moderne du jeu vidéo. Appellerais-je la période actuelle un "âge d'or" ? C'est une autre histoire -laissons ça aux historiens. Pour l'essentiel, j'espère que nous continuerons à suivre les traces de l'industrie du cinéma. Je souhaite voir les éditeurs fonctionner comme des magasins de distribution -et dans certains cas, comme des sources de financement- pour des créateurs largement indépendants. Mais je pense que ça n'arrivera pas avant des années. Il y a surtout un point sur lequel j'aimerais voir le jeu vidéo se rapprocher du modèle classique d'Hollywood : à l’époque, la diversité des sujets, des genres et des styles était gigantesque, et il y avait des tonnes de scénaristes, réalisateurs, chefs opérateurs... très singuliers. Je ne vois pas cette variété dans les jeux d'aujourd'hui.

Que peuvent apprendre les universitaires à l'industrie du jeu ?
En approchant le jeu vidéo de manière rigoureuse et analytique, ils peuvent nous aider sur au moins deux points. D'abord, créer un langage homogène pour parler des jeux et de leur processus de création. Les développeurs n'utilisent pas les mêmes mots pour décrire des mécaniques de jeu, ou même des métiers, identiques. Le verbe "Frob" signifie énormément pour moi et tous les anciens du studio Looking Glass, alors qu'il ne veut rien dire pour les gens du studio Valve ["to frob" = "manipuler, ajuster", ce qui dans le contexte des jeux de Looking Glass signifie "diriger son regard vers un objet pour le sélectionner, puis l'utiliser ou le prendre"]. C'est un problème.

Autre exemple, le terme de "game designer" est défini de manière si différente selon les sociétés que sa présence sur une carte de visite n'a aucun sens. Alors qu'un diplômé de cinéma qui parle de "key light" (lumière principale), "fill light" (éclairage secondaire) ou "montage alterné" peut se faire comprendre d'un réalisateur n'importe où dans le monde. Nous avons besoin de cette cohérence-là dans notre terminologie, nos outils et nos techniques.

Ensuite, les universitaires peuvent nous aider en formant des vagues d'étudiants qui appréhenderont les jeux vidéo pas seulement en tant que fans ou joueurs, mais en tant qu'analystes. Les étudiants en cinéma à l'université ne font pas toujours des films par la suite, mais après avoir été en contact avec les outils de réalisation, l'histoire ou la théorie du médium, ils sortent de l'université avec des exigences différentes vis-à-vis des films qu'ils voient. De la même manière, les diplômés en jeu vidéo sortiront, j'espère, de l'université avec de nouvelles façons de penser le jeu vidéo, une autre appréciation du potentiel du médium, et ils demanderont autre chose aux développeurs et éditeurs. Les universités peuvent changer le public et, par là, changer le business. Dépêchons-nous !


Qu’espérez-vous du futur du jeu vidéo ?
Je qualifierai ce média d’« adulte » quand les jeux nous feront régulièrement rire et pleurer, quand ils éclaireront la condition humaine et élèveront l’esprit, quand les joueurs s’identifieront au héros, mais aussi à ses adversaires. Chaque année, une poignée d’oeuvres suggèrent ce genre d’avancées, ce qui me donne confiance en l’avenir.