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"Donner du pouvoir au joueur » :
telle est la philosophie du producteur et game designer Warren Spector.
A 54 ans, ce vétéran incontournable de l’univers PC
affiche un parcours d’exception. Depuis 1989, il a supervisé
des titres qui ont redéfini ou fusionné des genres comme
le jeu de rôle, le jeu de tir en vue subjective et le jeu d’infiltration
: Ultima VI (1990), Ultima Underworld (1992), System Shock (1994)…
Mais c’est l’imposant Deus Ex (2000, PC) qui marque l'apogée
créatif et commercial de son parcours. Immergé dans un univers
cyberpunk bouleversé par le terrorisme de masse, le joueur incarne
JC Denton, un agent biomodifié de la coalition antiterroriste des
Nations Unies qui découvre peu à peu qu'il n'est pas forcément
du côté des combattants de la liberté... Cet hybride
entre FPS et RPG offre des voies multiples : niveaux complexes, massifs,
non linéaires (il existe toujours plusieurs façons d'accéder
à un lieu) ; scénario ramifié et personnages réactifs
(qui vont jusqu'à reprocher au joueur d'avoir utilisé la
force ou de ne pas les avoir aidés !) ; système sophistiqué
de compétences et d'implants…
En 2005, Warren Spector fonde le studio Junction Point, racheté
par Disney Interactive en 2007. Il y dirige aujourd’hui Epic Mickey,
une exclusivité Wii très attendue mêlant jeu de plate-forme
et jeu de rôle. Titulaire d’une maîtrise en arts (radio-télévision-cinéma),
Spector se distingue par l’acuité de ses analyses. Dans cet
entretien fleuve, il évoque Deus Ex, sa trajectoire, ses pairs,
ses espoirs et son amour pour The Legend of Zelda.
De quels moments de votre carrière êtes-vous
le plus fier ?
Le jour de commercialisation d’Ultima Underworld a vraiment été
spécial – je suis extrêmement heureux que cette équipe
talentueuse et déterminée m’ait laissé tenir
un petit rôle dans le développement de ce projet révolutionnaire
(on m’attribue trop d’importance dans la réussite de
ce titre). Je suis inhabituellement content de Wings of Glory (1993),
une formidable simulation de vol qui se déroule pendant la Première
Guerre mondiale. Je suis incroyablement satisfait de Deus Ex et des personnes
qui l’ont bâti – combien de fois a-t-on la chance de
participer au jeu de ses rêves et de voir la presse, l’industrie
et le public l’apprécier à ce point ?
Dans les années 80, vous avez conçu des jeux de rôle sur table (Toon, Spelljamer…) pour les sociétés Steve Jackson Games et TSR. Cette expérience vous a-t-elle servi par la suite ?
Je le crois. En tout cas, elle a déterminé l’une de mes obsessions : donner du pouvoir aux joueurs dans le domaine du jeu vidéo. Les joueurs sur table remanient souvent les règles et, pendant les meilleures parties, ils adoptent un comportement imprévisible qui oblige le maître du jeu à ajuster le déroulement de l’aventure. J’aime à croire que mes jeux vidéo transcrivent en partie ce sentiment d’improvisation. Cela dit, j’ai dû oublier certains des réflexes du jeu de rôle sur table pour réussir dans le monde du jeu vidéo – par exemple, l’élaboration des règles et des situations d’un jeu vidéo exige évidemment un degré de précision très élevé, qui serait nuisible à un jeu de rôle sur table.
Comment avez-vous été amené à contribuer à la série Ultima ?
Je me souviens du moment où j’ai su que je voulais travailler avec Richard Garriott, le père d’Ultima. Nous participions tous les deux à un débat organisé par l’ArmadilloCon, une convention de science-fiction texane. Il parlait d’Ultima V, qui était en cours de développement à l’époque, et je n’arrivais pas à penser à autre chose que : « Mince, ce mec va changer le monde et tout ce que je fais actuellement, c’est de décider si j’utiliserai un dé à pourcentages ou un dé à 20 faces dans mon prochain jeu ». Un peu plus tard, j’ai décidé d’intégrer le milieu du jeu vidéo (même si mon rêve secret était de devenir concepteur d’attractions pour Disney, pour dire la vérité…) et j’ai reçu un appel d’un ancien de Steve Jackson Games qui était parti chez Origin, la société de Garriott. Il recherchait un producteur associé et j’ai été engagé.
Que Richard Garriott vous a-t-il
appris, en tant que game designer ?
Collaborer avec lui à la conception d’Ultima VI a été
très enrichissant. A l’époque (et encore maintenant),
la plupart des créateurs se concentraient sur de l’action
pure et des énigmes à une seule solution. Richard a été
le premier à me montrer, très concrètement, comment
proposer au joueur différentes manières de résoudre
un même problème, dans le cadre d’histoires d’une
grande richesse thématique. Cette vision du jeu vidéo
guide mon travail depuis 20 ans. Malheureusement, il me semble que l’industrie
a très peu progressé depuis Ultima VI, sans parler d’Ultima
VII. La plupart des jeux de rôle d’aujourd’hui ne
sont que des versions beaucoup plus jolies de ce qu’Origin faisait
en 1989. En tant qu’industrie, en tant que forme d’art,
nous devons faire mieux.
Vous avez longtemps fait partie des très
influents studios Looking Glass, qui sont à l’origine de
classiques comme Ultima Underworld, System Shock et Thief : The
Dark Project, et dont certains membres ont ensuite codéveloppé,
entre autres, Deus Ex, Guitar Hero, Bioshock ou Fallout 3. Comment définiriez-vous
l’« esprit Looking Glass » ?
Je dirais qu’il s’agissait d’une quête incessante
de l’innovation, notamment dans le domaine de la narration « collaborative »
(c’est-à-dire, associant les game designers et les joueurs).
Tous les membres du studio étaient des argumentateurs extraordinairement
pugnaces, dotés de grandes capacités d’analyse (certains
étaient diplômés du MIT). Ils ont porté la
vision de Richard Garriott à un tout autre niveau : au lieu
de fabriquer d’innombrables scripts (des événements
préprogrammés qui se déclenchent dans des conditions
précises), comme Origin avait l’habitude de le faire, les
designers de Looking Glass déployaient des systèmes qui
simulaient la réalité et laissaient une grande marge de
manoeuvre au joueur.
Vos confrères Doug Church (Frequency),
Gabe Newell (Half-Life) ou encore Marc LeBlanc (System Shock) vous conseillent-ils
souvent ?
Oh, qu’est-ce que j’ai pu m’appuyer sur ces
gars ! Ils font partie de la liste de personnes dont j’essaie
d’avoir l’avis pour tous mes projets. En quinze ans, je
n’ai pas travaillé sur un seul jeu que Doug Church, en
particulier, n’a pas décortiqué, testé, cocréé
et coprogrammé. Si quiconque mérite le titre de « maître
secret du jeu vidéo », c’est Doug. Il a participé
à davantage de titres – et rendu davantage de jeux géniaux
– que tous les autres individus que je connais. Ces mecs ont fait
de moi un game designer plus réfléchi, alors qu’auparavant
je me reposais surtout sur mon intuition – ce sont des experts
en méthodologie et leur approche théorique du médium
est très solide [voir ce site
et cet article].
Sous leur influence, j’ai changé la façon dont j’organise
le développement de mes jeux.
Justement, à quel degré
êtes-vous impliqué dans le processus de création
?
Cela varie selon les projets. J’ai toujours été
davantage intéressé –et par conséquent davantage
engagé – dans les phases conceptuelles des projets que
dans celles de production, dont je confie les détails aux personnes
qui m’entourent. J’ai en quelque sorte l’impression
d’avoir déjà joué au jeu dans ma tête
une fois que les phases de préproduction sont terminées,
donc la phase de production est assez pénible pour moi. J’adore
également les étapes qui suivent la version beta, quand
le titre est complet, jouable et qu’il faut l’améliorer,
le sublimer et corriger les erreurs de programmation. Je travaille alors
étroitement avec les testeurs et avec l’équipe.
Honnêtement, ce schéma n’a pas beaucoup changé
au fil des années – peut-être aurait-il dû,
mais ce n’est pas le cas. Cela reflète juste mes préférences
et mes compétences. Par chance, mes employeurs et mes équipes
ont été bien plus indulgents avec moi qu’ils n’auraient
probablement dû l’être !
Être game designer oblige à réfléchir
constamment aux réactions du joueur. Comment les imaginez-vous ?
En premier lieu, j’essaie de créer des titres auxquels
j’aurais envie de jouer. Et généralement, je n’essaie
pas d’imaginer le comportement des joueurs, mais de le constater
moi-même en leur faisant essayer le jeu aussi tôt que possible.
Je n’ai réalisé l’efficacité de ces
playtests que récemment, grâce à mes amis de Valve
Software (Half-Life, Portal, Left 4 Dead) qui ne cessent de regarder
jouer des personnes étrangères au projet tout au long
du développement. Vous apprenez des tonnes de choses grâce
aux playtests, que j’ai désormais totalement incorporés
à la conception de mes jeux.
Dans Deus Ex, votre jeu de rôle cyberpunk
en vue subjective, le terrorisme de masse a bouleversé l'équilibre
sociopolitique du monde. Le jeu est sorti en 2000, soit un an avant
le 11 septembre. Cet aspect « prophétique »
vous perturbe-t-il ?
Non. L’un des buts de Deus Ex était justement de brasser
des événements, des idées, des attitudes, des tendances
contemporains. Comment ne pouvait-on pas aborder le terrorisme, les
manipulations génétiques, les nanotechnologies, les réseaux
et les conspirations ? A la fin des années 90, tout le monde
se passionnait déjà pour ces sujets.
Je sais que l’équipe d’Ion
Storm était très divisée sur la direction à
donner à Deus Ex 2 (2003). Un jour, à Paris, vous aviez
montré le niveau introductif et il était évident
que la plupart des aspects révolutionnaires mis en valeur durant
la promotion n’étaient en réalité pas bien
intégrés au jeu. Que s’est-il passé ?
Deux Ex 2 est un exemple de jeu à l’ambition un peu trop
haute. Je ne sais pas si les joueurs s’en sont rendus compte,
mais l’équipe ne voulait pas construire une suite basique,
qui collerait simplement une nouvelle histoire sur les mécanismes
et le moteur du premier épisode. Nous voulions que les espaces
de jeu et le scénario offrent une étendue de choix inédite,
nous voulions pleinement fonder le gameplay sur un moteur physique élaboré
et sur un système d’éclairage dynamique (d’accord,
d’accord, peut-être étais-je seul sur ce coup !)…
Mais le hardware et les moteurs de l’époque n’étaient
pas à la hauteur. Nous avons pris trop de risques. Nous avons
certes réussi à appliquer ces idées étonnantes,
mais d’une manière qui n’était pas solide.
Si nous nous étions concentrés sur une seule des innovations
prévues, nous aurions peut-être été capables
de la polir suffisamment. Nous nous sommes trop dispersés, ce
dont j’assume la responsabilité.
Parmi les réactions suscitées
par vos jeux, lesquelles vous ont frappé ?
Les discussions dédiées à Deus Ex sur
Internet ! Au lieu de voir des adolescents palabrer sur la taille
des seins d’un personnage ou le plaisir de découper un
mec à la tronçonneuse, je lisais des débats très
nuancés qui posaient des questions de ce genre : « Vaut-il
mieux vivre libre dans un monde qui a été plongé
dans un nouveau Moyen Âge, ou être constamment et complètement
connectés les uns aux autres, aux dépens de notre autonomie
et de notre intimité ? ». Nom d’une pipe !
En autorisant les joueurs à sélectionner leur style de
jeu (violent, furtif, individualiste, altruiste…), leurs alliés
et leur conclusion (il y avait trois fins distinctes), nous les avons
poussés à méditer sur eux-mêmes et sur leurs
aspirations. C’était incroyable. Et je pense que nous avons
juste levé un coin de voile sur la vraie puissance du jeu vidéo.
Pensez-vous pour autant que les jeux vidéo
aient le pouvoir de nous changer ?
J’en suis intimement convaincu. Richard Garriott nous
a incités à penser à nos vies, à nos convictions
dans les épisodes VI à VIII d’Ultima - même
si, plus tard, il s’est perdu en développant des titres
massivement multijoueurs en ligne, immensément profitables mais
dépourvus de thèmes et d’éthique (je plaisante
Rich, je t’aime toujours !).
Le dernier jeu d’action de votre
ami Harvey Smith, Blacksite :
Area 51, critique la guerre en Irak et la politique extérieure
des Etats-Unis. Les jeux vidéo traitent très rarement
de sujets actuels aussi explicitement. Qu’en pensez-vous ?
Je souhaite juste que les éditeurs soutiennent une plus
grande diversité de genres et de thèmes. Les jeux ouvertement
politiques, et les game designers comme Harvey qui brûlent d’en
faire, devraient clairement avoir plus de place sur le marché.
Mais les jeux aux messages moins frontaux ou plus ambigus doivent également
continuer à exister. Pour reprendre l’exemple de Deus Ex,
je me souviens d’avoir discuté un soir avec une poignée
de fans du jeu. L’un d’eux m’a reproché d’avoir
créé une telle saloperie gauchiste, tandis qu’un
autre nous a expliqué en long, en large et en travers pourquoi
le jeu relève d’une horrible propagande conservatrice.
En nous permettant d’explorer des choix variés et de constater
leurs conséquences, les jeux peuvent être politiques d’une
manière qui n’est pas accessible aux autres médias.
De quoi manquent les jeux vidéo,
en ce qui concerne l’écriture ?
De qualité ? Non, sérieusement, il y a de
très bons scénaristes dans notre média, comme Austin
Grossman et Sheldon Pacotti, qui figurent parmi les meilleurs et avec
qui j’ai eu le privilège de travailler sur Ultima Underworld
II (1993), System Shock et Deus Ex, entre autres. Ils sont intelligents,
techniquement compétents et résolus à donner au
joueur du contrôle sur l’histoire (ce qui est très
difficile pour un scénariste, je vous assure !). S’il
y a un vrai problème à résoudre, c’est la
quantité de texte dans la plupart des jeux. Les scénaristes
de cinéma ne cessent de couper leurs scripts, jusqu’à
ce que chaque mot soit chargé de signification. Alors que dans
un script de jeu, il n’est pas rare de voir des monologues de
20 pages ! Les joueurs ne veulent pas lire de tels paquets de texte
déversés par des personnages en carton. De la concision,
les amis, par pitié !
Il y a quelques années, vous avez déclaré
que l’innovation vient d’abord des personnes qui arrivent
à convaincre un éditeur de publier leurs jeux. Avec l’ascension
fulgurante des jeux indépendants (développés sans
l’appui financier d’un éditeur, donc) et de la distribution
directe via Internet, pensez-vous que c’est encore le cas ?
Je suis plus optimiste qu’auparavant. Des titres comme Flow sur
PlayStation 3 me donnent de l’espoir. Internet démocratise
le développement de jeux comme il a popularisé la création
et la diffusion de films. De toute façon, ce sont les idées
qui prévalent, qu’elles soient exprimées dans une
superproduction traditionnelle ou dans un jeu confectionné par
quelques lycéens à l’intérieur d’un
dortoir.
The Legend of Zelda : A Link to the
Past s’éloigne nettement de ce que vous faites. C’est
pourtant l’un de vos titres préférés. Pourquoi ?
S’agit-il pour vous de la forme la plus pure de ce que Shigeru
Miyamoto, le créateur de Zelda, appelle un « jardin
miniature », un « lieu d’expérimentation »
pour le joueur ?
Je ne vois pas beaucoup d’occasions d’improviser
dans A Link to the Past, et c’est probablement ma seule frustration
vis-à-vis de ce jeu. J’adore la série Zelda. J’ai
beaucoup réfléchi aux raisons de cette passion, y compris
sur
mon blog. Pour résumer, je pense qu’un Zelda ressemble
à un joyau poli à l’extrême. Vous ne pouvez
pas l’érafler, le cabosser, l’utiliser ou faire quoi
que ce soit d’autre que le regarder et l’admirer. Je ressens
la même chose devant tous les épisodes de Zelda :
ce sont des jeux figés, totalement scriptés, qui se constituent
surtout de magnifiques énigmes non interactives, auxquelles le
scénario fournit un contexte et une importance. Comme les concepteurs
de Nintendo savent exactement où vous êtes à chaque
moment, quels objets et capacités vous possédez, quel
est votre but, comment vous allez l’atteindre et pourquoi il est
crucial, ils peuvent contrôler totalement l’expérience
du joueur et manipuler plus facilement ses émotions. J’ai
toujours l’impression d’être un héros en jouant
à Zelda. Je n’ai jamais à douter de mes actes ou
à faire des choix. J’ai juste à sauver Hyrule. C’est
assez réconfortant dans un monde qui nous laisse souvent si peu
de prise sur notre destin.
Plus je vieillis, plus je suis frustré
de voir des jeux dépourvus de vision cohérente, de thème,
de sous-texte… Et vous, attendez-vous la même chose des
jeux vidéo qu’il y a dix ou vingt ans ?
Pas du tout. Mes centres d’intérêt ont changé
et mon temps libre rétrécit, tout comme – je sors
les violons un instant – le nombre d’années qui me
restent à vivre. Cela ne me dérange pas de me distraire
de temps à autre (les puzzle games me fascinent inlassablement),
mais si je dois consacrer dix ou vingt heures de ma vie à une
activité, j’aime pouvoir me dire ensuite : « Oh,
j’ai appris quelque chose sur moi-même et sur le monde ! ».
Je ne veux pas me dire : « Oh là là, ces
heures sont perdues à jamais ! ». Je ne demande
pas que tous les jeux vidéo soient émotionnellement riches,
idéologiquement stimulants et gorgés de décisions
dramatiques. Mais quand je suis d’humeur pour ce genre d’expériences,
je veux en avoir à ma disposition. Aujourd’hui, il n’y
en a presque aucune.
L’interactivité est-elle
compatible avec l’empathie, la culpabilité, la tristesse…
? La simple réversibilité des actions du joueur entrave
souvent ces sentiments.
Comme chacun sait, le jeu vidéo évoque très
bien des émotions simples, viscérales, reptiliennes. La
décharge d’adrénaline, le choc, la peur sont nos
spécialités. Mais nous devons cesser de nous enfermer
exclusivement dans des genres établis comme le jeu de tir en
vue subjective. Nous devons dépasser les verbes traditionnels
du jeu vidéo – courir, sauter, tirer… - et chercher
à rendre d’autres activités tout aussi
captivantes – parler, masser, chatouiller… que sais-je
encore. Les personnages et les systèmes de conversation de Fahrenheit
(2005) et des jeux de Bioware (Mass Effect, 2007) vont dans la bonne
direction. Mais ce sont encore des pas de bébés. Nous
devons perfectionner l’intelligence artificielle en dehors du
cadre des combats.
Vous
avez étudié le cinéma, la radio et la télévision.
Voyez-vous des parallèles entre l'histoire du cinéma et
celle du jeu vidéo ?
Absolument.
Les
jeux vidéo se situent-ils à l'"âge d'or des
studios" ?
En effet, je pense que la structure de notre industrie est comparable
à celle du cinéma dans les années 20, 30 et 40.
Il y avait une poignée de cinéastes indépendants
à l'époque, tout comme il y a une poignée de développeurs
de jeux indépendants... Il y avait un mouvement expérimental
marginalisé et pas très influent, et c'est le cas des
jeux indépendants aujourd'hui... La plupart des films étaient
fabriqués par des employés à plein temps, présents
à tous les niveaux de hiérarchie et dans toutes les disciplines
: ce modèle de création par des studios en interne domine
également l'industrie moderne du jeu vidéo. Appellerais-je
la période actuelle un "âge d'or" ? C'est une
autre histoire -laissons ça aux historiens. Pour l'essentiel,
j'espère que nous continuerons à suivre les traces de
l'industrie du cinéma. Je souhaite voir les éditeurs fonctionner
comme des magasins de distribution -et dans certains cas, comme des
sources de financement- pour des créateurs largement indépendants.
Mais je pense que ça n'arrivera pas avant des années.
Il y a surtout un point sur lequel j'aimerais voir le jeu vidéo
se rapprocher du modèle classique d'Hollywood : à l’époque,
la diversité des sujets, des genres et des styles était
gigantesque, et il y avait des tonnes de scénaristes, réalisateurs,
chefs opérateurs... très singuliers. Je ne vois pas cette
variété dans les jeux d'aujourd'hui.
Que
peuvent apprendre les universitaires à l'industrie du jeu ?
En approchant le jeu vidéo de manière rigoureuse et analytique,
ils peuvent nous aider sur au moins deux points. D'abord, créer
un langage homogène pour parler des jeux et de leur processus
de création. Les développeurs n'utilisent pas les mêmes
mots pour décrire des mécaniques de jeu, ou même
des métiers, identiques. Le verbe "Frob" signifie énormément
pour moi et tous les anciens du studio Looking Glass, alors qu'il ne
veut rien dire pour les gens du studio Valve ["to frob" =
"manipuler, ajuster", ce qui dans le contexte des jeux de
Looking Glass signifie "diriger son regard vers un objet pour le
sélectionner, puis l'utiliser ou le prendre"]. C'est un
problème.
Autre exemple, le terme de "game designer" est défini
de manière si différente selon les sociétés
que sa présence sur une carte de visite n'a aucun sens. Alors
qu'un diplômé de cinéma qui parle de "key light"
(lumière principale), "fill light" (éclairage
secondaire) ou "montage alterné" peut se faire comprendre
d'un réalisateur n'importe où dans le monde. Nous avons
besoin de cette cohérence-là dans notre terminologie,
nos outils et nos techniques.
Ensuite, les universitaires peuvent nous aider en formant des vagues
d'étudiants qui appréhenderont les jeux vidéo pas
seulement en tant que fans ou joueurs, mais en tant qu'analystes. Les
étudiants en cinéma à l'université ne font
pas toujours des films par la suite, mais après avoir été
en contact avec les outils de réalisation, l'histoire ou la théorie
du médium, ils sortent de l'université avec des exigences
différentes vis-à-vis des films qu'ils voient. De la même
manière, les diplômés en jeu vidéo sortiront,
j'espère, de l'université avec de nouvelles façons
de penser le jeu vidéo, une autre appréciation du potentiel
du médium, et ils demanderont autre chose aux développeurs
et éditeurs. Les universités peuvent changer le public
et, par là, changer le business. Dépêchons-nous
!
Qu’espérez-vous
du futur du jeu vidéo ?
Je qualifierai ce média
d’« adulte » quand les jeux nous feront
régulièrement rire et pleurer, quand ils éclaireront
la condition humaine et élèveront l’esprit, quand
les joueurs s’identifieront au héros, mais aussi à
ses adversaires. Chaque année, une poignée d’oeuvres
suggèrent ce genre d’avancées, ce qui me donne confiance
en l’avenir.
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